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Déclinaison : – 61 59 14

Élongation : 137,9

Delta : 0,817 ua

1

Martha, oh martha, tu m’as dissimulé ton cœur.

Martha, oh Martha, oh pourquoi ?

Et me voilà maintenant : accroupi à côté de Martha Milano, et la porte du minifour pour poupées Easy-Bake est entrouverte, et nous sentons tous deux la chaleur de sa petite ampoule sur nos visages. Puis je suis couché dans l’ombre du fortin, les yeux rivés sur le crâne explosé de Brett. Je suis effondré, la mâchoire pendante, dans un hélicoptère et ma sœur me donne des gifles pour m’empêcher de m’endormir. Je ne dors pas. Des odeurs bizarres sortent du four Easy-Bake. Il y a des murmures assourdis quelque part au fond de ma cervelle, des gens qui parlent ailleurs dans la maison.

J’ouvre les yeux. La pièce blanche inconnue est chichement éclairée à la chandelle, mais mes cornées me brûlent, éblouies. Je referme les yeux.

Martha, oh Martha, oh pourquoi ?

Elle m’a menti. Un péché par omission, à tout le moins.

Où suis-je ? Où est passée Nico ? L’hélicoptère, le fort… le chien, où est le chien ?

Elle avait un amant… Martha, elle avait un amant. Un amant nommé N. Qui était N ? C’est elle qui était infidèle. Elle qui a trahi le serment de son mariage, qui a rendu le contrat caduc, qui a mis en péril son propre salut. Un homme est entré au Rocky’s Rock n’Bowl juste au moment où j’en sortais. Norman. Pas vrai ? « M. Norman est là. — Sans blague ? Déjà ? »

Je flotte dans un air texturé, montant et descendant mollement. L’odeur est fétide, maintenant, forte et aigre, comme du désinfectant, comme si peut-être Martha et moi étions en train de faire cuire une serpillière dans le minifour. Où suis-je ? Mon Dieu, et comment ai-je atterri là ?

Y a-t-il autre chose que tu voudrais me dire, Martha ? – ne lui ai-je pas posé cette question ? Hein ? Autre chose à propos de ton mari, de ton mariage ? À distance, j’essaie de scruter le cœur secret de Martha : elle a dû penser que cela n’avait pas d’importance, ce qu’elle avait fait et avec qui. Elle a dû penser que c’était sans rapport avec le problème immédiat : son mari avait disparu, peu importait pourquoi, et elle voulait une seule chose : qu’il rentre à la maison.

Mais Martha, oh Martha, il ne rentrera pas.

Je revois le visage de Brett, le cratère vide ; l’odeur forte, écœurante et propre est maintenant partout autour de moi. Je renifle prudemment, les yeux encore fermés, tel un lapin nouveau-né goûtant l’air alors que la rosée des entrailles est encore en train de sécher sur son nez. Eau de Javel ? Détergent ?

Encore des murmures, encore des voix étouffées.

Et puis soudain, un géant s’empare de mon côté droit et il serre, des doigts énormes et brutaux s’enfoncent dans ma chair, essaient d’arracher mon bras de mon torse comme on arrache un pétale à une fleur. Je me tortille, me souviens de ma blessure, de ma plaie. J’ai l’impression d’être un jouet brisé qu’on jette par une fenêtre sur des pavés.

« Hank. »

Une des voix, nette et forte cette fois.

« Hank. »

Je n’avais jamais remarqué à quel point ce prénom pouvait être froid et clinique dans sa sonorité, HANK, comme c’est bref et glacé, HANK, l’onomatopée qui exprime le claquement d’une chaîne sur un comptoir métallique. Mes pensées s’agitent, rapides et déroutantes.

« Hank », redit la voix.

Et c’est bien réel : il y a une voix dans la pièce. Je me trouve dans une pièce et il y a une voix dedans, une personne dedans, à côté de moi, qui prononce mon nom.

Je décide d’ouvrir un œil à la fois. J’entrouvre le droit, et la lumière se déverse à flots. En contre-jour dans cet éblouissement, il y a un visage que je reconnais. Deux yeux, chacun sous vitrine derrière un disque de verre, qui m’observent comme si j’étais une amibe sur une lame de microscope. Au-dessus de la paire de lunettes, une frange nette, un regard irrité et sceptique.

« Docteur Fenton ? »

J’ouvre le deuxième œil.

« Qu’est-ce qui vous est arrivé ? me demande Alice Fenton.

— On m’a tiré dessus.

— Merci. Ça, c’est la partie de l’histoire que je connais déjà.

— Vous êtes dans les étages…

— Oui. J’ai quitté la morgue. Pas assez de médecins. Trop de gens qui ont besoin d’aide. Beaucoup d’idiots qui se font tirer dessus. »

Je voudrais bien trouver une réplique spirituelle, mais notre brève conversation m’a déjà épuisé. Je laisse mes yeux se refermer lentement. Alice Fenton est une légende. Elle est ou a été le médecin légiste en chef de l’État du New Hampshire, et pendant longtemps je l’ai idolâtrée de loin, en admiration devant ses compétences cliniques et sa perspicacité. Il y a quelques mois, j’ai eu l’occasion de travailler avec elle pour la première fois, et son professionnalisme m’a aidé à percer à jour un assassin. Qui avait tué Naomi Eddes, par exemple, que j’aimais. Une légende, cette Fenton.

« Docteur Fenton, dis-je. Vous êtes une légende.

— Mais oui. Allez, dormez. On parlera plus tard.

— Attendez. Une minute. Attendez.

— Quoi ?

— Juste une seconde. »

J’inhale. Je force mes yeux à s’ouvrir. Je me redresse sur le coude et regarde autour de moi. Les draps et couvertures sont jaune-vert dans la lumière pâle qui baigne la pièce. Je porte une mince blouse bleu layette. Je suis à l’hôpital de Concord. Chez moi. Un bras métallique qui soutenait naguère un téléviseur sort encore du mur, désormais inutile, telle une branche d’arbre en ferraille. Il faut que je me rende à Albin Street. Il faut que j’aille voir ma cliente. Dis donc, Martha ! J’ai quelques questions à te poser.

Le Dr Fenton est debout à côté du lit, une pile de planchettes à pince sous un bras, et sa petite silhouette compacte frémit d’impatience.

« Quoi ? insiste-t-elle.

— Il faut que je sorte.

— Mais bien sûr. Contente de vous avoir vu.

— Ah. Tant mieux. »

Elle attend pendant que je déplace mes jambes vers le bord du lit, et que je sois pris d’un haut-le-cœur. Des visions me passent dans la cervelle, double peine : Martha pleurant ; Brett, le regard fixe ; Nico fumant ; Rocky, les pieds sur son bureau. Naomi Eddes, immobile dans le noir, là où on l’a retrouvée. Je cesse de bouger les jambes, rentre le menton, parviens à ne pas vomir.

« L’éther, lâche le Dr Fenton avec une ombre d’amusement. Vous êtes en train de descendre d’un nuage d’éther. Mes collègues et moi arrivons au bout de nos réserves d’anesthésiants. Le département de la Justice a promis une livraison de morphine et de MS Contin pour vendredi, ainsi que du carburant pour les générateurs. J’y croirai quand je le verrai. En attendant, on marche à l’éther. On fait du neuf avec du vieux. »

J’opine du chef. Je me concentre pour lutter contre la nausée. Mon bras me fait l’effet de n’être qu’un gros hématome, enflé et tendre. J’essaie de le bouger, pour voir si cela lui fait plus mal ou si cela le soulage, et constate qu’il se refuse à tout mouvement.

Quand le Dr Fenton reprend la parole, tout amusement a disparu de sa voix.

« Je dois vous le dire, Hank : il est tout à fait possible que vous perdiez ce membre. »

Je l’écoute, engourdi. Perte du membre. Oui, bien sûr. Mon oreiller sent la poussière, le sang d’autres hommes, dirait-on.