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Fenton parle toujours.

« J’ai réparé les vaisseaux sanguins dans l’artère brachiale rompue en excisant le segment blessé et en faisant une greffe. Mais je… » Elle s’interrompt le temps de secouer rapidement la tête, d’un air irrité. « Je ne sais pas ce que je fais. Depuis vingt-cinq ans, je n’ai ouvert que des cadavres, et me voilà en chirurgie depuis une quinzaine de jours. Et en plus, vous ne l’avez sans doute pas remarqué, mais il fait fichtrement noir, ici.

— Docteur Fenton, je suis sûr que vous avez fait de votre mieux. »

Je tends laborieusement mon bras valide pour tapoter le sien.

« J’en suis certaine aussi, me réplique-t-elle froidement. Mais vous risquez quand même de perdre le membre. »

J’essaie à nouveau de bouger les jambes, et cette fois j’arrive à les rapprocher un petit peu du bord du lit. Pendant ce temps, je visualise l’itinéraire le plus rapide d’ici, l’hôpital de Concord situé à l’angle de Pleasant Street et Langley Parkway, jusqu’à Albin Street, dans le nord de la ville. Je ne suis pas fâché contre toi, Martha. Je veux simplement connaître la vérité. Autour de nous, des machines font entendre des bip-bip étouffés, leurs voyants clignotent, faibles et pâles, petits lumignons alimentés par les générateurs de secours. Mes jambes refusent d’aller plus loin pour l’instant. J’ai un battement dans le bras, et mon corps entier est endolori. Le monde enfle et tourne doucement autour de moi. Je me sens sombrer, me renfoncer dans mon nuage d’éther, et ce n’est pas désagréable. Naomi a pris la place de Fenton à côté du lit, elle me regarde avec douceur, et mon cœur frémit dans ma poitrine. Dans la vraie vie, Naomi avait le crâne rasé ; apparemment, dans le monde à venir, elle se laisse repousser les cheveux, et c’est beau, c’est comme une mousse tendre sur un rocher lavé par la mer.

Je laisse ma tête retomber sur l’oreiller et l’hélicoptère entre en rugissant dans mon champ de vision, Nico braillant depuis l’ouverture, puis je suis à bord, fiévreux et confus, le vent s’engouffre tout autour de nous, les cheveux courts de Nico ondulent comme une prairie noire. Le pilote est nerveux et hésitant – et jeune, si terriblement jeune : une fille de dix-neuf ou vingt ans, avec des lunettes d’aviateur, qui manie brutalement le manche à balai.

Nico et moi nous sommes disputés pendant tout le voyage : quarante-cinq minutes de conversation échauffée, nous deux criant dans le vacarme des rotors et le rugissement du vent, chacun disant à l’autre de ne pas être idiot. Je lui ai dit qu’il fallait qu’elle rentre vivre avec moi à Concord, dans la ferme de Little Pond Road, jusqu’à la fin, comme nous en avions déjà parlé. Nico a refusé et, à l’inverse, tenté de me convaincre de vivre avec elle, déblatérant à propos de l’astéroïde, de bombes, de simulations hydrodynamiques et de modifications nécessaires de la vélocité. Et pendant tout ce temps nous étions secoués dans les cieux du New Hampshire, ma fièvre montait, jusqu’à la brusque descente mal maîtrisée vers l’héliport de l’hôpital de Concord.

Et alors que je débarquais en clopinant, Nico m’a dit… qu’est-ce qu’elle m’a dit, déjà ? Quelque chose de complètement fou. Tandis que je faisais un pas incertain et prudent sur l’héliport, et que je me tournais pour la supplier, à travers ma brume de fièvre et de douleur, de rester sous ma protection jusqu’à la fin… elle m’a dit de ne pas m’inquiéter. « Tout va bien pour moi, m’a-t-elle crié, les mains en porte-voix. Écris-moi des mails ! »

Mon rire me réveille, sur le lit d’hôpital. Écris-moi des mails. Ces mots, le concept même, sonnent comme une langue étrangère : de l’ourdou, du farsi, du latin.

Je repose doucement la tête sur l’oreiller, respire et tâche de m’apaiser un peu. Je n’arrive pas à croire que je l’ai laissée partir.

* * *

Le bruit insistant et l’agitation auxquels on s’attend dans un hôpital sont totalement absents en ce moment. Personne ne longe le couloir au pas de charge, aucune infirmière en blouse ne se glisse dans ma chambre pour vérifier mon hydratation, m’apporter mon dîner ou régler la hauteur de mon dossier. Une fois de temps en temps j’entends un hurlement, ou le grincement d’un brancard, venus d’une autre chambre ou de quelque recoin.

Enfin, au bout d’un moment, je parviens à poser les pieds par terre et à marcher jusqu’à mes vêtements, qui sont jetés en tas.

J’ai le bras en écharpe, emmailloté dans des bandages compliqués et bien serré contre le flanc. Je retrouve ma montre. Mes chaussures. Je passe en revue mes vêtements. Le pantalon est portable, mais ma chemise et ma veste imbibées de sang ont dû être abandonnées quelque part : tant pis, je garderai la blouse d’hôpital jusqu’à ce que je puisse passer chez moi me changer.

C’est-à-dire, après avoir vu Martha. D’abord, il me faut aller à Albin Street pour lui poser quelques questions.

Le Dr Fenton est au poste des infirmières, dans le couloir, en train d’écrire rapidement sur la première de ses planchettes à pince. Elle me voit traîner les pieds vers elle, et rebaisse aussitôt la tête.

« Bon…

— J’ai pigé, me coupe-t-elle. Vous partez. »

Dans une salle d’examen derrière elle, on entend un gémissement continu, terrifié. Dans une autre, quelqu’un est en train de dire : « Ça va aller – ça va aller – ça va aller. »

« Vous devriez rester au moins vingt-quatre heures, me dit Fenton. Vous auriez besoin de rester en observation. Et d’un traitement antibiotique.

— Ah, fais-je avec un regard par-dessus mon épaule vers ma chambre désertée. Euh, je pourrais l’avoir maintenant ?

— J’ai dit que vous auriez besoin d’un traitement antibiotique, rétorque-t-elle en prenant ses dossiers pour repartir à grands pas. Pas qu’on en avait. »

* * *

Houdini m’attend devant l’entrée principale de l’hôpital, tel un garde du corps de la mafia chargé d’assurer la sécurité d’un capo malade. Aussitôt qu’il me voit sortir, battant des paupières dans le parking, vêtu de ma blouse bleu pâle, il m’adresse un signe de tête, je jure devant Dieu que c’est ce qu’il fait, il me salue, et nous voilà partis.

2

Ma montre indique 11 h 15, et je sais que c’est 11 h 15 du matin car le soleil est haut et fort, tandis que Houdini et moi traversons lentement Concord du sud au nord. Mais j’ignore quel jour nous sommes : je n’en ai, littéralement, pas la moindre idée. J’ai été mourant à Riley pendant Dieu sait combien de temps, puis je me suis retrouvé dans un hélico, puis dans un lit au quatrième étage de l’hôpital de Concord, flottant et dérivant dans l’éther pendant des années et des années.

Je marche aussi vite que je le peux en direction de chez Martha, mon bras mort serré dans son harnachement, la sueur me coulant dans le dos et me plaquant la blouse d’hôpital contre l’échine. Regarder autour de moi, examiner la ville après un moment d’absence, me fait le même effet que jouer aux 7 erreurs. Je descends Pleasant Street, remonte par Rumford Street. De nouveaux graffitis sur les murs ; des voitures auxquelles il manquait une roue et dont le capot était ouvert sont désormais entièrement dépouillées, ou bien leur pare-brise a été arraché au pied-de-biche. Ou encore, elles sont en flammes et leur moteur vomit une fumée noire. De nouvelles maisons ont été abandonnées, la porte d’entrée restant béante. Des poteaux de téléphone, débités en rondins.