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La semaine dernière, le deli Pirelli’s de Wilde Street était encore animé, on y trouvait sans avoir à se battre des aliments séchés, et figurez-vous que deux types, dans le fond, coupaient les cheveux. À présent, le rideau de fer est tiré devant les portes et les fenêtres, et Pirelli lui-même se tient sur le trottoir, l’air sombre, une ceinture de munitions en bandoulière tel un bandito. Houdini grogne en chemin, bondissant en avant de moi, ses yeux jaunes farouches réduits à deux fentes. Le soleil cogne sur le trottoir.

* * *

« Martha ? »

Je cogne à la porte de la main gauche, attends un instant, puis recommence.

« Martha, tu es là ? »

La pelouse des Cavatone était la seule qui soit tondue, mais maintenant elle commence à rattraper les autres, la belle coupe en brosse verte se fait de plus en plus hirsute. Soudain, une douleur lancinante se met à battre dans mon bras, et je fais la grimace.

Je frappe encore, m’attendant à entendre les verrous s’ouvrir un à un. Rien. Je crie.

« Martha ? ! »

De l’autre côté de la rue, un store remonte dans un claquement, un visage méfiant pointe le nez.

« Excusez-moi ? dis-je. Vous ne sauriez pas… »

Le store redescend tout aussi brutalement. Un chien aboie quelque part, plus loin, et Houdini lève soudainement sa petite tête pour chercher ce rival.

Mon poing est levé pour frapper une fois de plus lorsque la porte s’ouvre d’un coup et qu’une main forte m’agrippe le poignet ; quelqu’un, d’un geste vif, me tire à l’intérieur et repousse le battant d’un coup de pied. On me plaque contre un mur, mon bras droit proteste par des douleurs spasmodiques, et je reçois une haleine brûlante au visage. Des cheveux mi-longs, un sourire tordu.

« Cortez. Bonjour.

— Oh, merde ! fait-il, d’une voix pleine d’entrain, avec ses yeux brillants. Je vous connais, vous ! »

Cortez me lâche le poignet, se recule un peu, puis m’étreint comme si j’étais un vieil ami qu’il était allé attendre à l’aéroport.

« Le poulet ! »

Son agrafeuse est dans sa main droite, mais il la tient pointée vers le sol. Houdini, resté sur le perron, aboie comme un fou, si bien que je vais lui ouvrir.

« D’où venez-vous ? me demande Cortez. À voir ce que vous avez sur le dos, on dirait que vous sortez de l’asile.

— Où est Martha ?

— Et merde, lâche-t-il avant de se laisser tomber sur le gros fauteuil relax en cuir. J’espérais que vous alliez me le dire.

— Elle n’est pas ici ?

— Je ne mens pas, monsieur le flic. »

Cortez me regarde avec amusement fouiller la petite maison, passant méthodiquement en revue les placards du salon, ouvrant tous ceux de la chambre et regardant sous le lit, à la recherche de Martha ou d’une trace de Martha. Rien. Elle a disparu, et ses vêtements aussi : sa commode est vide, les cintres en bois pendent dénudés, de son côté de l’armoire. L’arme de poing de Brett n’est plus là non plus, le SIG Sauer qu’il a laissé pour la protection de sa femme avant de partir jouer à la croisade dans les bois. Dans la cuisine, les rayons du soleil caressent toujours la surface de la chaleureuse table en bois, et la bouilloire en cuivre est à sa place sur la cuisinière. Mais il n’y a pas trace de Martha. En ce qui concerne mon enquête, la boucle est bouclée : il s’agit d’une disparition inquiétante, mais pas celle de la même personne qu’avant.

Je regagne le salon et pointe un index furieux sur Cortez.

« Je croyais que vous deviez la protéger ? »

L’agrafeuse est posée sur ses genoux comme un chaton.

« C’est ce que je faisais. C’est ce que je fais.

— Alors ?

— Alors, j’ai foiré. Dans les grandes largeurs. »

Il regarde vers le plafond avec une expression de malheur surjouée, comme pour se demander comment Dieu a pu laisser faire une chose pareille.

« Ça va, ça va. Racontez-moi juste l’histoire. »

Je me palpe les flancs pour trouver un carnet, mais bien sûr je n’en ai pas : je n’ai même pas de poches, et ma main droite est celle avec laquelle j’écris, en principe.

Cortez ne se fait pas prier. Il se lève et se met à parler avec moult gestes.

« Samedi, je suis passé trois fois. Trois fois, je suis passé. »

Il lève trois doigts, et le rythme de son élocution évoque une parabole biblique : « Trois fois je t’ai appelé et trois fois tu m’as renié. » Trois fois Cortez le voleur est venu de Garvins Falls Road avec un vélo-remorque rempli de denrées pour Maria, trois fois il a fait une « tournée complète » pour s’assurer de la sécurité de la petite maison, vérifiant portes et fenêtres, scrutant le périmètre. Matin, midi et soir. Trois fois il s’est assuré que tout allait bien ; trois fois il a paradé avec des armes à feu visibles et de grande taille, afin que tout truand ou violeur potentiel soit informé de la présence d’un défenseur armé. Dimanche, ajoute Cortez, même chose : visite du matin, visite du midi, visite du soir.

« Et je lui ai dit : si vous avez besoin de quoi que ce soit d’autre, je vous le fournis. » Il promène son regard dans le salon. « Si vous voulez un M. Muscle avec une batte de base-ball montant la garde toute la nuit sur votre canapé, c’est possible. Si vous voulez quelqu’un devant la porte avec un lance-roquettes, on peut s’arranger. »

Je hausse un sourcil – ils ne vendaient pas de lance-roquettes chez Office Depot, à ce que je sache ? – et Cortez me sourit, tout disposé à me donner des explications, mais je lui fais signe de poursuivre. Je ne suis pas d’humeur.

« La dame ne tient pas à avoir des gardes du corps à l’intérieur de la maison, mais en dehors de ça elle est satisfaite. Contente de nous avoir. Grâce aux dispositions prises par son mari.

— D’accord. Et ?

— Bon, donc, même topo hier. Mais aujourd’hui, j’arrive ce matin, comme d’habitude, et je la trouve dehors, devant la porte, en train de secouer la tête et d’agiter les mains.

— Sur le perron ?

— Eh oui, le flic. Avec une valise.

— Une valise ?

— Oui. Une valise. Et elle me dit : non merci. Comme si je venais lui vendre des biscuits pour les œuvres de charité des Girl Scouts. Comme si j’étais un vulgaire témoin de Jéhovah, bon sang ! “Non merci !” » ajoute-t-il en prenant une voix féminine, en minaudant.

Martha, ô Martha, quels secrets cachais-tu dans ton cœur ?

« Elle avait l’air d’attendre quelqu’un, dit encore Cortez en se frottant le menton. Quelqu’un d’autre que moi.

— Attendez… Une seconde… »

Je m’efforce de capturer tous ces détails, de bien les ranger dans ma tête.

Cortez me considère avec curiosité.

« Quoi ? Vous voulez que je vous répète quelque chose ?

— Non rien. Simplement… Quel jour sommes-nous ? »

Un grand sourire.

« Mardi. Vous êtes sûr que ça va ?

— Très bien. Je ne savais pas quel jour on était, c’est tout. Allez-y, je vous en prie, continuez. »

Ce qui s’est passé ensuite, c’est que Cortez lui a dit que ce n’était pas à elle de décider, que sauf son respect il était chargé par contrat de veiller sur elle, et qu’elle n’était pas habilitée à modifier cet arrangement. Si elle ne voulait pas le voir, elle pouvait rester à l’intérieur, et lui ou sa femme déposerait les denrées à la porte et la protégerait de l’extérieur. Non merci, a-t-elle insisté, et elle lui a redemandé de la laisser tranquille, et c’est alors que quelqu’un l’a frappé à la tempe.

« L’a frappée elle, ou vous ?