— Moi. Je viens de vous dire : “C’est alors qu’on m’a frappé.”
— Avec quoi ?
— Aucune idée. Quelque chose de dur et de plat. » Cortez baisse le nez, gêné. « Un coup très fort. J’ai été assommé. » Il recule d’un pas, lève les deux mains, me regarde avec de grands yeux comme pour dire : « Je sais, ça paraît impossible, et pourtant. » « Je suis resté dans les vapes pendant je ne sais pas combien de temps, pas longtemps à mon avis, et quand je suis revenu à moi elle n’était plus là. Je suis entré, j’ai regardé partout trois fois. Mais la maison était comme vous la voyez. Elle est partie.
— Mince alors.
— Oui, fait sèchement Cortez, et à présent c’est ma voix qu’il imite, neutre et solennelle : “mince alors”.
— Alors que faites-vous encore ici, monsieur Cortez ?
— Je l’attends. Un ami à moi, M. Wells, est parti à sa recherche et moi j’attends ici : souvent, les disparus reviennent, tout simplement. Ellen, pendant ce temps, se charge d’attendre chez nous. Écoutez, je me fiche que cette fille veuille être retrouvée ou non. Nous, on va la retrouver. Je ne voudrais pas que Cavatone apprenne que j’ai perdu sa femme.
— Ce contrat-là, je crois, est désormais caduc.
— Pourquoi ? Oh… il est mort ? Tué par qui ? »
La nouvelle ne semble pas autrement attrister Cortez.
« J’y travaille. »
Il marque une pause, incline la tête.
« Pourquoi ?
— Je ne sais pas encore. Je le saurai quand j’aurai découvert l’assassin.
— Je ne vous demandais pas pourquoi il a été tué. Je voulais dire : pourquoi travaillez-vous là-dessus ? »
Je fais encore un tour de la petite maison, suivi de près par Houdini. Je vérifie les loquets des fenêtres, cherche des traces de doigts, des traces de pas, n’importe quelles traces. Quelqu’un lui a-t-il fait ça, ou se l’est-elle imposé à elle-même, d’échapper à la protection que Brett a payée pour elle ? L’aurait-on enlevée ? La valise indique qu’elle attendait quelqu’un, probablement le mystérieux N. Sauf que le mystérieux N est mort, n’est-ce pas ?
Pendant un long moment, je contemple fixement l’armoire vide de Martha Milano, puis je redescends, trouve Cortez pensif dans le fauteuil relax, sa cigarette levée comme un sceptre.
« Je vous le dis, moi : toute cette histoire, c’est mauvais signe, dit-il. Moi, perdant la trace d’une personne que je suis censée protéger ? Un putain de mauvais signe.
— Un mauvais signe pour qui ?
— Oh, merde, vous savez bien. Pour toute l’humanité. L’espèce humaine entière. »
Une fois dans la rue, je lève la tête vers le soleil. Il fait plus chaud dans la ville que la semaine dernière, et cela se sent dans l’atmosphère – un remugle d’eau d’égout non traitée s’élevant de la rivière, de poubelles jetées dans les rues, par les fenêtres. Sueur, odeurs corporelles et peur. Je devrais rentrer me changer, voir s’il n’y a pas eu de dégâts en mon absence. M’assurer que rien n’a été volé de mes réserves de nourriture et de matériel, tout ce que nous avons laissé en partant.
« Il faut vraiment qu’on passe à la maison, mon petit pote », dis-je à Houdini.
Mais nous n’en faisons rien. Nous revenons sur nos pas, longeant Albin Street, descendant Rumford Street, remontant Pleasant Street.
Les rares passants qu’il y a aujourd’hui se déplacent rapidement, sans croiser le regard de personne. Alors que nous approchons de Langley Boulevard, un homme passe en vitesse dans son coupe-vent, tête baissée, un jambon entier sous chaque bras. Puis une femme, qui court : elle pousse une poussette dans laquelle une bonbonne d’eau minérale DeerPark remplace l’enfant.
Je me rends soudain compte que je n’ai pas vu un véhicule de patrouille, un agent de police ni la moindre trace de présence policière depuis mon retour à Concord, et, allez savoir pourquoi, cette observation m’inonde l’estomac d’une frayeur bouillonnante.
Mes jambes commencent à fatiguer ; mon bras fichu me rentre dans le flanc, serré, inconfortable et inutile, comme si je trimballais un poids de cinq kilos pour je ne sais quel pari ou concours.
Je retrouve le Dr Fenton là où je l’ai laissée, avançant dans sa haute pile de courbes de température, appuyée au comptoir du poste des infirmières, les yeux rougis et las derrière ses lunettes rondes.
« Rebonjour », dis-je.
Mais un autre médecin, petit, chauve et aux yeux larmoyants, s’arrête alors avec un regard de reproche.
« Qu’est-ce que c’est que ce chien, bon Dieu ? Les chiens ne sont pas autorisés ici.
— Désolé…
— La ferme, Gordon, intervient soudain Fenton. Ce chien a plus d’hygiène que vous.
— Très malin, espèce de foutue politicarde », répond-il avant de disparaître en claquant la porte dans une salle d’examen adjacente.
Fenton se tourne vers moi.
« Qu’est-ce qui vous arrive, inspecteur Palace ? Vous vous êtes encore fait tirer dessus ? »
Nous descendons jusqu’à la cafétéria bondée du rez-de-chaussée par un escalier sans lumière. Il y a là des tables en Formica sales, quelques tabourets, un grand bac rempli de couverts dépareillés en plastique, des boîtes de sachets de thé de supermarché et une rangée de bouilloires alignées sur des réchauds de camping. Le Dr Fenton et moi emportons nos thés dans le hall d’accueil et nous installons dans les fauteuils trop rembourrés.
« Quand avez-vous cessé de travailler à la morgue ?
— Il y a deux semaines, me dit-elle. Trois, peut-être. Mais le dernier mois, nous ne faisions plus d’autopsies. Il n’y avait plus de demande. On ne faisait que préparer les corps pour les enterrements.
— Mais vous y étiez encore au moment des émeutes du 4-Juillet ?
— En effet. »
Les portes d’entrée s’ouvrent à grand fracas et un homme d’âge moyen entre en titubant, une femme dans les bras comme si elle était sa jeune épousée sauf qu’elle saigne abondamment des poignets, et lui qui s’égosille : « Espèce d’idiote, espèce d’idiote, mais quelle idiote ! » Il pousse d’un coup de pied la porte de l’escalier, s’y engouffre avec sa femme, et la porte claque derrière eux. Fenton soulève ses lunettes pour se frotter les yeux, puis me regarde d’un air interrogateur.
« J’essaie d’identifier un corps qui y a été amené cette nuit-là.
— Le 4 ? Oubliez.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Nous avons reçu trois douzaines de corps cette nuit-là, au moins. Sans doute même quarante. Ils étaient empilés comme des bûches, là-dedans.
— Ah. »
Empilés comme des bûches. Mon voisin, le gentil M. Maron, celui qui a construit le distillateur solaire, est mort ce soir-là.
« Et en plus, nous n’avons pas pu les enregistrer correctement. Pas de photos, pas de dossiers d’admission. On n’a fait que les emballer et les étiqueter, à vrai dire.
— C’est que, voyez-vous, docteur Fenton, ce cadavre en particulier n’était sans doute pas comme les autres.
— C’est vous qui n’êtes pas comme les autres, mon ami, dit-elle en goûtant son thé avec une moue de déplaisir.
— Un homme, la trentaine sans doute. Avec des dents en or. Et des tatouages humoristiques.
— Humoristiques comment ?
— Je ne sais pas. Farfelus. »
Le Dr Fenton pose sur moi un regard amusé, et je ne sais pas ce que je m’étais imaginé : un tatouage représentant un poulet en caoutchouc ? Ou Marvin le Martien ?
« Sur quelles parties du corps ? s’enquiert Fenton.