— Ah ouais ? »
Il sourit, aimable mais pas spécialement intéressé : un restaurateur, un homme qui rencontre beaucoup de monde.
« J’étais enfant. J’ai eu une poussée de croissance depuis.
— Ah, d’accord. » Il me toise de bas en haut. « Et pas qu’une, on dirait. »
Je souris.
« Martha m’a demandé d’essayer de retrouver votre gendre.
— Wow, attendez, dit Rocky, dont le regard s’aiguise soudain pour mieux m’observer. Quoi, vous êtes flic ? Elle a appelé les flics ?
— Non, monsieur. Je ne suis pas policier. Je l’étais, mais plus maintenant.
— Eh bien, flic ou pas flic, je vais vous faire gagner du temps. Ce fumier avait dit qu’il resterait avec ma fille jusqu’au grand boum, et puis il a changé d’avis et il s’est tiré. » L’homme grogne, recroise les bras sur sa poitrine. « Des questions ?
— Quelques-unes. »
Derrière nous, le bruit sourd et mort des cartouches de paintball heurtant leurs cibles. On voit ce genre de choses dans toute la ville, à des degrés variés : les gens se préparant à l’« après » par divers moyens. En apprenant à tirer, en se mettant au karaté, en construisant des condensateurs à eau. Le mois dernier, la bibliothèque a donné une conférence gratuite intitulée « Vivre en mangeant moins ».
Rocky Milano me fait traverser la salle jusqu’à une petite alcôve encombrée, adjacente à la cuisine. Des rumeurs ont toujours couru à propos du père de Martha, des rumeurs idiotes de gamins, partagées sur le ton de la confidence par les enfants qu’elle gardait : comme quoi il avait « des relations dans le milieu », il avait « fait de la taule », il avait un casier judiciaire long comme le bras. Je crois qu’une fois j’ai demandé à ma mère, qui travaillait au commissariat central, si elle pouvait me sortir son dossier : une requête qu’elle a traitée avec tout le mépris requis, surtout venant d’un enfant de dix ans.
Et voici à présent Rocky, s’excusant avec un bon sourire pendant qu’il pousse un tas d’assiettes en carton pour me libérer une chaise, s’installant pour sa part derrière un bureau en métal cabossé. Dans l’ensemble, il confirme tout ce que m’a dit Martha. Brett Cavatone l’a épousée il y a environ six ans, alors qu’il était encore en service actif dans la police d’État. Ils n’avaient pas grand-chose en commun, Brett et Rocky, mais ils s’entendaient bien. L’aîné respectait son gendre et appréciait la manière dont il traitait sa fille : « Comme une princesse… absolument comme une princesse. » Quand Rocky a décidé d’ouvrir le restau, Brett a quitté le service pour venir bosser avec lui, pour être son bras droit.
« D’accord, dis-je en notant tout. Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi venir travailler ici ?
— Ben quoi ? Vous voudriez pas venir travailler pour moi, vous ? »
Je relève vivement la tête, craignant d’être allé trop loin, mais le sourire tranquille de Rocky est toujours là.
« Je voulais dire : pourquoi quitter le service ?
— Mais oui, je sais bien ce que vous vouliez dire, me répond-il – et son sourire s’étire, ou plutôt s’étend, gagnant du terrain sur sa face ronde. Faudra lui demander. »
Il plaisante, évidemment, il me taquine, mais ça m’est égal. À vrai dire, j’aime bien le personnage. Je suis assez impressionné par son restaurant de bric et de broc et par son entêtement à le garder ouvert, fournissant ainsi à la ville une certaine dose de normalité et de réconfort jusqu’au « grand boum ».
« Ce qu’il y a avec Brett, continue Rocky – très à l’aise maintenant, il se renverse en arrière, les mains croisées derrière la tête –, c’est que ce mec était génial. Un gros bosseur. Un bœuf. Il passait plus de temps que moi ici. C’est lui qui a fabriqué la chaise sur laquelle vous êtes assis. Lui qui a trouvé les noms des pizzas maison, nom d’un chien ! » Avec un petit rire, il m’indique distraitement du doigt la salle à manger, où le couple du stand de tir est maintenant attablé devant une pizza. « Ces deux-là, ils ont eu une basique. La spécialité de la semaine s’appelle “Bonne Chance pour trouver de la viande, les gars”. » Il rit encore un peu, tousse. « Enfin bref, l’idée, c’était qu’on lance le restau ensemble, et puis que, le jour où je casse ma pipe ou je deviens gaga, il prenne ma place. Évidemment, ça ne va pas se passer comme ça, merci bien monsieur Foutu Astéroïde, mais quand j’ai décidé de rester ouvert jusqu’en octobre, Brett m’a répondu : “pas de souci”. Tranquille. Il était partant. »
Je hoche la tête, d’accord, je note tout cela : travailleur – a fabriqué les chaises – ouvert jusqu’en octobre. Je remplis une nouvelle page du carnet bleu.
« Il avait promis, ajoute Milano avec amertume. Mais il en a fait beaucoup, des promesses. Comme on vous l’a dit. »
Je rabaisse mon crayon, hésitant sur ce que je vais lui demander ensuite, soudain pris à la gorge par l’absurdité de ma mission. Comme si une quantité suffisante d’informations allait me préparer à sortir dans la vaste étendue sauvage et chaotique qu’est devenu le monde et ramener le mari de Martha Milano à ses promesses. Dans la cuisine, les cuistots éclatent d’un rire bruyant à propos de je ne sais quoi et se tapent dans la main. Une des cibles de l’ex-bowling est scotchée au mur derrière Rocky dans ce petit bureau encombré : une silhouette humaine stylisée, au visage entièrement éclaboussé de peinture bleue : en plein dans le mille.
« Et ses amis ? Brett avait-il beaucoup d’amis ?
— Oh, pas vraiment. » Milano renifle, se gratte la joue. « Pas à ma connaissance, en tout cas.
— Des hobbys ? »
Il hausse les épaules. Je me raccroche à ce que je peux, mais sans espoir. La question n’est pas de savoir s’il avait des hobbys mais des vices, ou un vice qu’il aurait voulu expérimenter, maintenant que la planète est passée en mode « compte à rebours ». Une maîtresse, peut-être ? Mais ce n’est pas le genre de chose qu’un beau-père saurait. Le lecteur CD joue maintenant du Buddy Holly : « A Man with a Woman on His Mind ». Encore une super chanson. Je n’écoute plus assez de musique en ce moment : pas d’autoradio, pas d’iPod, pas de chaîne hi-fi. Chez moi, j’écoute la radio grandes ondes sur un scanneur de la police, alternant entre la fréquence d’urgence fédérale et un baratineur énergique, jamais à court de rumeurs à répandre, qui se fait appeler Dan Dan the Radio Man.
« Pourriez-vous me donner une idée, monsieur, de l’endroit où était censé aller votre gendre quand il est parti d’ici hier matin ?
— Oui. Il allait juste faire les courses. Chercher du lait, du fromage, de la farine. Du PQ. Des tomates en boîte, si quelqu’un en avait. La plupart du temps, il se pointait pour faire l’ouverture avec moi, et puis il se dépêchait de partir sur son dix-vitesses, trouvait ce qu’il pouvait, et revenait pour le déjeuner.
— Et où serait-il allé chercher tout cela ? »
Rocky rit.
« Question suivante.
— D’accord. Pas de problème. »
Je tourne une page de mon carnet. Ça ne coûtait rien d’essayer. Où que se soit rendu Brett hier matin pour faire ses achats, ce n’était sans doute pas un établissement obéissant aux strictes restrictions du marché alimentaire telles que définies dans l’ordonnance SSPI-3, les articles révisés de la loi de préparation à l’impact encadrant la distribution des ressources : rationnement, limitation du troc, restrictions d’eau. Rocky Milano ne va pas livrer tous les détails à un visiteur curieux, surtout si ce dernier a des relations dans la police. Je me demande fugacement ce que pensait Brett Cavatone de ces petits arrangements avec la loi : un ancien policier, un homme qui a un portrait de Jésus accroché au mur au-dessus de son lit.