— Bon, bon, d’accord.
— Et juste pour info, en général, plus ce que vous cherchez est banal, moins vous avez de chances de le trouver sur notre serveur. Mais bien sûr, on a chacun sa définition de « banal », pas vrai ? »
Derrière nous, on entend un mouvement, et Jordan s’écrie : « Abigail ? T’es réveillée ?
— Oui, répond la fille. Avec le boucan que tu fais, merci bien.
— On peut commencer ? »
Jordan me dit de dégainer, alors je dégaine.
« J’ai besoin d’infos sur quelque chose qui s’appelle le NCIC.
— National Crime Information Center, dit Jordan, qui tape déjà.
— Comment vous savez ça ?
— Je sais tout, vous n’aviez pas encore pigé ? » Ses doigts dansent encore sur le clavier. « Dites, vous auriez pas besoin d’accéder au Pentagone, des fois ?
— Non.
— Bah, tant pis. »
Je lui donne les détails : Rocky Milano. Blanc, sexe masculin, cinquante-cinq à soixante ans. Pas de pseudonyme connu.
Jordan tape. Nous attendons. C’est lent, des torrents de texte passent sur l’écran, l’écran vacille d’une page grise à la suivante. Toutes les icônes familières, destinées à adoucir l’interaction humain-machine, sont absentes : le sablier, la petite roue qui tourne. Enfin, Jordan scrute l’écran, hausse les épaules, et se retourne.
« Bah non.
— Bah non, quoi ? Ça ne marche pas ?
— Ça marche. Je suis dedans. Mais il n’y a pas de listing.
— Est-il possible que vous n’ayez pas tout le truc ?
— Quoi, pas toute la base de données ?
— Oui. Que ceci soit un… comment avez-vous appelé ça ?
— Un site miroir. Un miroir incomplet des archives originales.
— Voilà. Est-ce une possibilité ?
— Ah bien sûr. C’est très possible. Probable, même. »
Je fais la grimace. Évidemment. Rien n’est acquis. Rien n’est certain. Je dis à Jordan de sortir de la base de données du FBI et de lancer une simple recherche web sur le nom de Rocky, ce qui nous fait perdre un bon quart d’heure à faire défiler des centaines de résultats – sur le vrai Rocky et sur des dizaines d’autres Rocky Milano.
« Dites, me fait Jordan au bout d’un moment. Vous cherchez quoi, en fait, au juste ? »
Je ne réponds pas. C’est vrai, qu’est-ce que je cherche, au juste ? Le casier judiciaire que je cherchais lorsque j’avais dix ans, quand « tout le monde savait » que le père de Martha était un escroc – qu’il avait braqué une boutique de spiritueux, tué un homme à mains nues. Je cherche quelque chose, n’importe quoi, qui puisse confirmer mon hypothèse floue comme quoi Rocky Milano avait le caractère tordu et/ou le talent pour le tir à longue distance nécessaires pour abattre son gendre de sang-froid afin de l’empêcher de dénoncer ses violations de la loi SSPI et l’envoyer en cellule pour le restant du compte à rebours.
« Bon, chéri, me fait Jordan en faisant pivoter sa chaise. Votre temps est écoulé.
— Encore cinq secondes, d’accord ? »
Il lève les yeux au ciel, commence à compter : « Un… »
Je fais les cent pas derrière lui dans la petite pièce, tâchant de rassembler mes pensées et d’avancer, de surmonter ma déception et mon irritation. Il n’y a plus moyen d’apprendre quoi que ce soit, voilà l’impression que j’ai. Cela a commencé tôt, l’époque de terrible ambiguïté qui devait débuter quand Maïa s’abattrait dans le golfe de Boni, un événement qui aurait des conséquences terribles sans que personne sache précisément lesquelles. Cette ère de terreurs incertaines produit des métastases et croît à rebours, détruisant non seulement le futur mais aussi le présent, empoisonnant tout : les relations amoureuses, les enquêtes, la société, ce qui fait que personne ne peut plus connaître personne ni rien faire du tout.
« Hou, hou ? Frère de Nico ? m’apostrophe Jordan. J’ai des trucs à faire, moi. Des trucs importants.
— Une minute. Attendez.
— Peux pas.
— Nils Ryan. Un trooper.
— Épelez-moi Nils.
— Non, attendez… Canliss. Vous pouvez chercher le nom Canliss ? »
Jordan pousse un soupir exagéré, puis se retourne lentement vers son clavier en me faisant bien savoir, une dernière fois, qui dirige les opérations. Je lui épelle le nom et me penche par-dessus son épaule pendant qu’il pianote sur les touches. Il va d’abord voir dans la base du NCIC, sans succès, ce qui ne me surprend pas, puis exécute une simple recherche. Je me penche encore en avant, incliné presque à l’horizontale au-dessus de son bureau et regardant les mots apparaître, les lignes de texte se dérouler sur l’écran, en vert sur fond noir.
« Là, fait Jordan en reculant brusquement sur ses roulettes, cognant la chaise contre mes jambes. Ça vous aide, ça ? »
Je ne réponds pas. Je suis loin, très loin quelque part, je cours dans une contrée sauvage, je suis debout sous l’orage, les deux mains levées, les doigts tendus pour attraper des flocons d’idées comme on attrape des flocons de neige. J’ai d’abord cru que Brett avait trompé Martha, puis que c’était Martha qui avait été infidèle, mais je me trompais depuis le début. Le vice était ailleurs.
Je connais le nom de Canliss à cause de Canliss & fils, un commerçant sous contrat avec la police de Concord. Quand j’étais encore un bleu, arrivé depuis à peine trois mois, le sergent Belroy a eu la grippe et je suis resté coincé pendant trois gardes de suite à faire de la paperasserie pour la compta, si bien que le nom m’est resté en tête. Canliss & fils était une affaire locale, une entreprise de Nouvelle-Angleterre qui vendait à la police du matériel spécialisé : lunettes de vision nocturne, matraques électriques, bipieds. Tenues de camouflage.
Canliss & fils, de Nouvelle-Angleterre. Je savais que je connaissais ce nom.
« Allô ? Frère de Nico ? m’apostrophe Jordan en agitant les mains comme un sémaphore. On a fini, là ?
— Oui. On a fini, et je m’en vais.
— Wow, dit-il en se penchant pour éteindre l’écran. On dirait bien que vous faites une allergie.
— À quoi ?
— Au mot “merci”.
— Merci, Jordan, merci beaucoup. »
Et je suis sincère, vraiment.
Il a éteint l’écran, mais pas le disque dur, me dis-je en passant, ce qui signifie que ma recherche est toujours là, et mon historique de recherche, un fait qui ne me rend pas fou d’enthousiasme, je dois dire. Mais je n’ai plus de temps à perdre. Il faut que je parte, et tout de suite.
Donc, évidemment, Jordan bondit de sa chaise et s’interpose entre la porte et moi. Il s’appuie au chambranle ; c’est sa position par défaut, de bloquer les portes le cœur léger, la malfaisance et l’agressivité jouant derrière son sourire d’enfant. Quant à moi, j’ai désormais en tête une image claire et distincte de Martha Cavatone, qui se trouve peut-être au sous-sol chez Jeremy Canliss, ou dans le coffre d’une voiture ou sous un plancher, et il faut que je la retrouve, tout de suite.
« Jordan, je suis pressé.
— Oui, je sais, me dit-il, les pouces dans les passants de son jean. Vous l’avez déjà dit. Mais je voulais juste vous demander : vous nous croyez, maintenant ?
— Croire quoi ?
— Ben vous voyez, c’est Nico, votre sœur : elle avait très peur que vous ne la croyiez pas. Sur tout. Notre groupe, nos projets, notre avenir. »
Il s’exprime avec une lenteur tranquille, et il le fait exprès, absorbant mon impatience soudaine et désespérée et me la retournant engluée dans son rythme de mélasse.