« Vous ne comprenez sans doute pas tout ce que vous représentez pour elle », insiste-t-il.
Je calcule mes chances de succès si je le pousse simplement pour partir en courant. Il est petit mais compact, tonique, et bien que je le domine de la tête et des épaules je suis aussi épuisé, j’ai été debout toute la journée après une nuit à l’hôpital, et j’ai un bras qui ne peut plus me servir.
« Pour être tout à fait franc avec vous, j’avais oublié tout ça.
— Bah, fait-il avec un haussement d’épaules. Je vous le rappelle. »
Je change de tactique, adopte une élocution rapide de flic, en gardant la voix égale, ouverte et honnête.
« Jordan, écoutez-moi. Il y a une femme dont je pense qu’elle a été enlevée, et il faut que je lui vienne en aide tout de suite.
— Sérieux ? lâche-t-il, les yeux écarquillés. C’est vrai ? Mon dieu, il faut y aller ! Vous allez vous arrêter dans une cabine téléphonique en chemin, frère de Nico ? Pour mettre votre cape ?
— Jordan. Poussez-vous. »
Je pense que je pourrais peut-être avoir le dessus dans une bagarre avec lui, en fait. Et tant pis si je n’ai qu’un bras.
« Calmos, mec. » Il souffle une bulle, la fait éclater avec son doigt. « Tout ce que je vous demande, c’est si vous nous croyez maintenant.
— Si je crois que parce que vous avez un hélico et un accès à Internet, vous avez la capacité de dévier un astéroïde ? Non, je ne crois pas à ça.
— Ah bah vous voyez, c’est ça, votre problème. Le manque d’imagination. »
Cette fois je m’avance brusquement pour le pousser de l’épaule, mais il fait simplement un pas de côté et je me retrouve à sortir du bureau du manager en titubant, tombant presque. Je me redresse et m’approche vivement de la sortie, poursuivi par le rire de Jordan, puis j’ouvre la porte : Houdini m’attend sagement sur le trottoir.
« C’est aussi le problème de Nico, vous savez », dit-il.
Je m’arrête, la main sur la porte, et fais demi-tour. Un commentaire anodin, ce n’est rien, en vérité, mais il y a quelque chose dans la manière dont il l’a dit – ou est-ce sa manière de parler en général ?… Je me tourne vers lui.
« Comment ça, c’est aussi le problème de Nico ? Qu’est-ce qui est son problème ?
— Rien. »
Et il m’envoie son sourire vicieux, ravi : un pêcheur au gros remontant une belle proie.
L’amie de Jordan, Abigail, sort de la salle de bains, en jupe à fleurs et débardeur, les cheveux attachés en queue-de-cheval.
« Jordan, tu sais qu’il n’y a plus d’eau ?
— Oui, je sais. Et je pense qu’on ne devrait pas sortir ce soir. »
Il lui parle à elle, mais n’a pas cessé de me regarder dans les yeux, et dans les siens il n’y a plus trace de ses clowneries, soudain, il n’est plus que menace. Une sale menace.
« Tout ce que je faisais remarquer, monsieur Palace, c’est que votre sœur aussi manque d’imagination. Vous n’avez jamais senti ça ? »
En deux longues enjambées, j’ai traversé la pièce en le regardant intensément dans les yeux, et je lui agrippe le bras de ma main valide. Abigail lance une exclamation, mais Jordan ne cille pas, ses yeux sont grands ouverts et amusés.
« Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Rien, fait-il, et son sourire de clown est de retour. Je disais ça pour parler. »
Je resserre mes doigts sur son bras. La première fois que j’ai entendu parler de la mystérieuse organisation de Nico, c’est quand elle m’a expliqué que son mari, Derek – qui croyait être dans le secret, croyait tout comprendre –, avait été sacrifié, sans le savoir, à un but supérieur dont il ne se doutait même pas.
« Où va l’hélico, Jordan ? »
À ce moment-là, il y a une explosion énorme. À l’oreille, je dirais qu’elle était proche – forte, comme une basse puissante, ou comme les pas lourds d’un dinosaure.
« Oh, oh, fait Jordan. On dirait qu’une des assoces de résidents sort ses flingues.
— South Pill Hill, intervient Abigail.
— Tu crois ? »
Elle acquiesce et le regarde comme pour dire : évidemment, enfin !
« Ça va être une sacrée nuit, dit Jordan. Comme celle du 4. »
Je reste là, à assister à leurs échanges.
« Pire, renchérit la fille avec le même regard agacé. Bien pire.
— Quoi ? » fais-je avec hargne, bien que je sache exactement de quoi ils parlent : c’est ce que disait McGully, exactement ce qu’il disait, avec son regard noir, à la porte du Somerset. Attendez un peu qu’il n’y ait plus d’eau. « Que savez-vous ?
— Je sais tout, mon pote, tu te rappelles ?
— Ça va être un genre de guerre, dit simplement Abigail, qui parle doucement depuis la porte. Une association de résidents a entreposé des bonbonnes d’eau minérale dans le gymnase du YMCA. Des milliers de bonbonnes. Un autre groupe en a une tonne au sous-sol du centre scientifique. Tout le monde connaît les rumeurs, chacun a un plan pour protéger son butin et aller piller ceux des autres.
— Ou pour tenter le réservoir, ajoute Jordan en retirant mes doigts de son bras, un par un. »
Abigail approuve de la tête.
« Bah, oui, le réservoir, ça va sans dire.
— Ce sera comme une partie de balle aux prisonniers, mais avec des flingues, dit Jordan, de nouveau approuvé par Abigail. Des tonnes de flingues. »
Comme pour souligner son propos, une seconde explosion résonne, et c’est difficile de dire si elle est plus proche ou plus lointaine que la première, mais en tout cas elle fait plus de bruit. Une pause, puis le son glaçant, multiple, de beaucoup de gens hurlant en même temps, et ensuite le crépitement de machine à écrire, bien reconnaissable, d’une arme automatique.
J’écoute tout cela, la respiration lourde, la tête inclinée de côté. C’est la présence massive de la police qui a maintenu la paix jusque-là, tout le monde le sait, les véhicules de patrouille, un flic à chaque coin de rue, c’est ce qui a empêché la lassitude et l’anxiété de la population de déborder et d’exploser comme une vapeur souterraine. Je n’ai pas vu un seul flic aujourd’hui. Pas une voiture.
« Dites, Henry ? Vous feriez bien d’y aller. La nuit va être agitée. »
5
C’est le dernier atout qui me reste, l’unique équipement d’application de la loi que je porte encore sur moi : ma parfaite connaissance des rues de Concord. Je les arpentais à vélo quand j’étais petit, en voiture une fois adulte, et à présent je les parcours d’un pas rapide et sans hésitation, retournant de Wilson Avenue vers Main Street.
Ma maison se situe du côté ouest, au-delà de Clinton Street, mais je me dirige à l’opposé. Il le faut, point final. Il faut que je le fasse, c’est tout.
Jordan avait raison : la nuit va être agitée. J’entends des coups de feu venant d’une douzaine de directions différentes et je vois de la fumée monter d’une dizaine d’incendies lointains. Je passe devant une troupe de gens en colère, ils sont au moins douze et descendent la rue tous ensemble, en formation serrée et quasi militaire, tirant derrière eux une flopée de chariots de supermarché attachés ensemble avec des cordes et des laisses à chien. Une famille de cinq personnes file à pied au milieu de la rue, le papa portant deux petits dans ses bras, la maman un autre, tous deux lançant des regards inquiets derrière eux.
L’inspecteur McGully fulmine dans mon souvenir, rouge, le doigt pointé : Attends un peu qu’il n’y ait plus d’eau, tu verras.