« Pas bouger, dis-je au chien. Monte la garde. » Il me regarde, la tête inclinée, montrant les dents. « Si quelqu’un s’approche des marches, tu aboies. Si n’importe qui vient, à part moi, attaque ! Compris ? »
Houdini s’installe sur son petit derrière, en haut des marches, silencieux et sérieux. Pour ma part, j’envoie un grand coup de mon pied droit dans la porte. Le bois mince se fendille ; la douleur explose dans tout mon corps. L’onde de choc me remonte de manière fulgurante dans tout le côté droit et les tissus recousus de mon bras protestent avec stridence. Je hurle, me plie en deux et hurle encore, gardant la tête baissée jusqu’à ce que la douleur ait achevé sa route, de la jambe au bras puis de nouveau vers le sol. Houdini reste près de moi, les yeux emplis de compassion et de questions, mais toujours en position, fidèle à mes instructions.
« Bon chien, lui dis-je en me concentrant pour respirer. C’est bien, le chien. »
Une fois de nouveau capable de bouger, j’entre et je me retrouve dans un salon sombre et encombré, garni d’une torche unique qui brûle dans un vase. Une valise est appuyée contre le mur du fond, entrouverte, et quelques tee-shirts en dépassent, semblables à un nœud de serpents. Un réfrigérateur débranché gît sur le flanc telle une baleine échouée ; quelqu’un a écrit dessus, à la bombe : H. S.
« Martha ? Martha ? »
Je crie son nom en avançant prudemment pas à pas, sans flingue, la main levée devant moi.
Sur ma droite, une arche donne sur une cuisine, à ma gauche s’ouvre un long couloir. Je me dirige vers le couloir et trébuche sur quelque chose : une paire de baskets, dont les languettes sorties ont quelque chose d’obscène, sans lacets. Je parie que naguère encore cette maison était jonchée de cartons de pizza, de canettes de bière ; que, il y a peu de temps, la télé était allumée en permanence, il y avait toujours quelqu’un sur le canapé en train de se défoncer, des gens entraient et sortaient mollement de la salle de bains et s’habillaient pour aller dealer un peu. Il fait noir, à présent ; tous ces jeunes gens sont partis errer de par le monde. Je les imagine, l’un rentré chez ses parents, un autre embarqué dans un de ces mariages provoqués par l’astéroïde, un autre encore à La Nouvelle-Orléans, en fuite.
Et l’un d’eux est toujours ici. Un ravisseur, peut-être un assassin.
Je l’entends, Jeremy Canliss, juste au moment où le faisceau de ma lampe le cueille, sur un palier en haut des escaliers, gémissant.
« Salut, bredouille-t-il d’une voix pâteuse. Je suis là. »
Jeremy est effondré le dos contre la rampe, au-dessus de moi sur le palier, silhouette d’homme contre les ténèbres, tel un fantôme intercepté à mi-chemin des cieux. Son catogan est défait, et ses cheveux sont gras et mous, encadrant le petit visage effrayé. Ses yeux chagrinés tressaillent, ses joues sont rouges, comme s’il n’était qu’un gamin amoureux, un gamin qui a le béguin pour Martha Milano.
Un fusil à canon long et lunette de visée, celui dont il s’est servi pour tuer Brett Cavatone, repose à côté de lui par terre, canon face au mur, crosse gauchement coincée sous sa fesse gauche.
« C’est l’inspecteur Palace, Jeremy. Ne bouge pas de là. »
Je dis cela bien fort, projetant ma voix vers le palier. Cette seule action, élever la voix, me fait du bien, me replonge dans le registre puissant du flic dur à cuire.
« ’Tain, on dirait un monstre, vous savez, comme dans les films de monstre, me dit-il, la voix tendue mais colorée d’un léger amusement. Genre, L’Homme qui laissait jamais tomber.
— Je vais te demander de te lever, et de mettre les mains en l’air. »
Il rit et se contente de marmonner : « Cool, man », mais reste où il est, la tête roulant un peu sur son cou. On dirait le dernier invité qui s’attarde à une fiesta d’étudiants, abandonné par ses frères pour cuver sur le palier, voire dégringoler dans l’escalier.
Je n’ai aucune autorité. Pas d’arme non plus. Je monte d’une marche, en direction du tueur.
« Où est Martha, Jeremy ?
— Sais pas.
— Où est-elle ?
— J’aimerais bien le savoir. »
Je fais encore un pas.
« Qui est N ?
— Nobody, me chuchote-t-il en riant. N comme Nobody. Personne, quoi. Marrant, non ? »
Je ne ris pas. Je fais encore un pas vers lui. Il ne bouge toujours pas.
« Pourquoi vous avez fait ça ?, me demande-t-il abruptement, comme un enfant.
— Pourquoi j’ai fait quoi, Jeremy ?
— Aller le chercher. Je vous avais dit de ne pas le faire. Je vous l’avais dit. » Il me dévisage avec une perplexité authentique, perdu et triste. « Je voulais juste avoir ma chance, vous savez ? Je voulais juste avoir ma chance avec elle. J’avais juste besoin qu’elle soit seule, pour pouvoir lui parler, pour lui faire comprendre. »
Tout cela, je le sais déjà. Après qu’il a réalisé un faux, arraché une page au journal rose bonbon de Martha parfumé à la cannelle et rédigé le passage incriminant, il l’a « découvert » et l’a passé à Brett.
Ah là là, mon vieux, je sais pas comment te dire ça… il était ouvert, comme ça… chez toi… désolé… vraiment, désolé pour toi…
N’importe quel époux aurait été sceptique, aurait interrogé sa femme, demandé à voir le reste, exigé une explication, espéré un malentendu. N’importe qui, sauf Brett : le mari qui voulait partir, qui voulait que son mariage capote, que le contrat soit rendu caduc, afin de pouvoir s’en aller accomplir l’œuvre de Dieu dans les bois.
« Il ne l’aimait même pas, dit Jeremy en secouant la tête, les yeux levés vers le plafond. Vous savez ? Il ne l’aimait même pas. Moi, je l’aime.
— Où est-elle ? »
Il ne me répond toujours pas.
Encore un pas, et je suis à présent à mi-hauteur de l’escalier, presque assez près pour pouvoir me jeter sur ce maudit fusil. Je visualise les gestes : un dernier bond vers le haut, pousser le suspect à gauche avec la force de mon élan, saisir le fusil sous son corps de la main droite. Je n’ai pas de main droite.
« Où est-elle, Jeremy ?
— Je vous l’ai dit, j’en sais rien.
— C’est faux. »
Je tâche de garder une voix égale, d’être calme, d’être paisible, de lui faire comprendre qu’il peut se fier à moi, mais intérieurement je bous de colère face à ce gamin crétin et à son amour idiot, inutile, violent. Il y a un an et demi, tout cela n’aurait été qu’une amourette post-adolescente, un fantasme sur la femme d’un copain. Mais dans l’ombre de Maïa, cet amour a éclos comme de la belladone, est devenu une obsession folle, un complot meurtrier.
Il se passe la langue sur les lèvres, lève une main et se frotte le visage. Je commence à avoir l’impression très nette que cet homme est complètement défoncé, perché comme un satellite, qu’il dérive quelque part hors de portée des ondes radio.
Je crie alors : « Martha ? », fort et clair, sans provoquer de réaction – ni chez Jeremy, ni en provenance d’un recoin de la maison, d’un placard ou de sous le plancher.
« Martha, c’est Henry. Si tu m’entends, crie !
— Ta gueule », me lance soudain Jeremy, la voix embrumée de colère. Il bouge sur le palier et attrape la crosse du fusil. Cette petite barbe clairsemée, ce petit visage triste. « Elle est pas là, je te dis. J’aimerais bien, mais non. »
Il prononce ces derniers mots doucement, à mi-voix : J’aimerais bien, mais non, et là j’ai très froid, comme si mes entrailles étaient une grotte sous-marine soudain envahie par une mer glacée.