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« Est-ce qu’elle est morte ? Tu l’as tuée, Jeremy ?

— Non. Je voulais juste lui parler.

— Tu es allé la chercher. Ce matin.

— Oui. »

Il hoche la tête, la bouche mollement ouverte.

« Que s’est-il passé, Jeremy ?

— Rien. Elle était partie. » Il me regarde, impuissant, perdu. « Il y avait un type, je l’ai vu…

— Cortez. Tu l’as attaqué. Devant chez elle.

— Non… non, il était à l’intérieur. Martha n’était plus là. J’ai pas compris. Je suis parti. »

Je secoue la tête, parle doucement, pour l’amadouer.

« Ce n’est pas vrai, Jeremy. Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Je viens de vous le dire, elle était pas là ! » Il tressaille, pousse un petit cri et se lève rapidement, de manière improbable, il saute sur ses pieds. « Je vous l’ai dit. Je l’aime. »

Il titube vers moi, fusil à l’horizontale, et je recule sur les marches, levant ma main valide devant mon visage comme si je pouvais arrêter une balle, tel Superman, l’attraper en l’air et la lui renvoyer. Il y a un an et demi, j’aurais été encore inspecteur, interrogeant des suspects… sauf que non, même pas. J’étais encore agent de patrouille, je faisais ma tournée sur Loudon Road pour arrêter les petits voleurs à la sortie des magasins et les malotrus qui jettent leurs papiers gras par terre.

« Jeremy…

— Ça suffit.

— Non, je t’en prie… »

Et il brandit l’arme en descendant les marches, de telle manière que le canon vise le mur, puis le sol, puis moi, en pleine face.

Mon cœur palpite et fait un plongeon. Je ne veux pas mourir… non… même maintenant, je veux continuer à vivre.

« Attends, Jérémie. Je t’en prie. »

Il y a une détonation au pied des marches, un claquement aussi sonore qu’un feu d’artifice, les yeux de Jeremy s’agrandissent et je fais volte-face pour voir ce qu’il voit. Le vent a ouvert la porte fendillée, l’a poussée pour révéler Houdini sur le perron, qui regarde dans la maison, impassible, silencieux et cruel, ses yeux jaunes implacables et les dents dénudées, les flancs tachés et mouchetés de cendre et de boue. Le chien est éclairé en contre-jour par la fournaise de la prison. Jeremy pousse un cri strident lorsque l’animal lève les yeux sur nous, jauni, féroce et bizarre, et j’en profite pour franchir d’un bond les trois marches qui restent et appuyer l’avant-bras gauche contre la gorge du garçon de manière à le plaquer au mur.

« Où est-elle ? »

Il a du mal à respirer. Et regarde toujours le chien avec de grands yeux, par-dessus mon épaule.

« Je vous jure… je vous jure, j’en sais rien. »

Je le domine de ma hauteur, ce gamin. Je suis penché sur sa gorge, que je presse avec l’objet contondant qu’est mon bras, et cela le tue et je m’en fiche.

« Faux ! Tu as vu venir Cortez et tu l’as assommé avec une pelle. »

Il suffoque, articule avec difficulté.

« Je sais pas qui c’est, lui. Je ferais jamais de mal à Martha. »

Il lutte, pantelant, pour reprendre son souffle.

Je regarde ses yeux terrifiés et tâche de réfléchir. Elle m’a fait signe de partir, a dit Cortez, racontant qu’elle l’avait traité comme un témoin de Jéhovah. Pourquoi a-t-elle fait ça, dire à son protecteur de s’en aller ? Et elle avait une valise, m’a-t-il dit, elle attendait quelqu’un. Pas Jeremy, sûrement pas… mais qui, alors ? Je repense au timing de tout cela – quel jour Brett a été tué, quand Jeremy est revenu de l’abattre et à quelle heure ce matin Martha a envoyé paître Cortez… Le monde tourne follement, les jours et les événements se déversent en cascade comme des billes dans un sac.

« Je vais mourir », s’étrangle Jeremy.

Je me ressaisis et le lâche.

« Mais non.

— Vous ne comprenez pas. Je suis déjà mort. »

Je le vois maintenant, dans ses yeux, la nausée qui monte, les pupilles resserrées. Bon sang.

Je m’accroupis, le tire par le bras avec mon propre bras gauche.

« Viens. Allons à la salle de bains. »

Il me chasse d’un geste, se laisse retomber contre la rampe d’escalier. Je le fais rouler jusqu’en bas, le traîne jusqu’à la salle de bains en regardant l’hématome noir prendre forme en travers de sa pomme d’Adam, là où je l’ai agressé. Je ne sais pas quand il a pris les cachets, je ne sais pas depuis combien de temps il était assis là avant mon arrivée. Si je peux l’amener jusqu’au siège des toilettes, je pourrai le pencher dessus, faire remonter ces cachets. Purger son système de ce qu’il a absorbé. Je peux y arriver. Son corps ne peut pas avoir métabolisé grand-chose, pas encore, c’est trop tôt…

« Jeremy ? »

Laborieusement, je l’installe à genoux devant le siège et il chancelle d’avant en arrière. Je tape dans mes mains sous son nez. Sa tête penche sur son cou et son torse glisse vers l’avant.

« Jeremy ! »

J’ouvre en grand les robinets pour lui passer de l’eau froide sur le visage, mais bien sûr rien n’en sort. La chair de son corps devient étrangement chaude, on dirait qu’il va se mettre à fondre comme une bougie, passer de l’état solide à l’état liquide et me couler entre les doigts.

J’essaie encore une fois.

« Où est Martha, Jeremy ?

— Vous la trouverez, me dit-il, presque gentiment, sur un ton encourageant, comme un coach. Je parie que vous sauriez retrouver n’importe qui. »

Et, dans les cas d’overdose, on le voit vraiment : on voit la lumière s’éteindre dans les yeux des gens.

* * *

Houdini et moi retournons la maison de fond en comble. Nous cherchons partout, sous les lits et les matelas, dans le placard en bois minable, envahi par les cafards et les blattes, et dans les coins de la cave couverts de toiles d’araignée.

Mon bras est en train d’enfler et irradie de chaleur et de douleur. La sueur me coule sur le front et dans les yeux. Nous cherchons et cherchons encore.

Mais la maison n’est pas bien grande, et je ne suis pas à la recherche d’un trousseau de clés ou d’une paire de lunettes égarée. C’est un être humain que je cherche. Mon amie terrifiée, ligotée et tremblante, ou son corps, coquille vide au regard fixe. Cependant, nous poursuivons la fouille. Il n’y a pas de grenier ; les chambres de l’étage sont mansardées, mais je monte sur une chaise et défonce le plâtre du plafond pour éliminer la possibilité d’un étroit espace dans les combles où Martha aurait pu être fourrée, bâillonnée au gros Scotch et essayant de se débattre. Les placards, la cuisine, les placards une fois de plus, j’arrache tout et enfonce les lambris à grands coups de pied, au cas où je découvrirais un double fond, une pièce dérobée.

Houdini jappe et flaire le sol. Je dégote un arrache-clou dans une boîte à outils, dans le débarras, et me sers de sa griffe pour arracher le plancher du salon, planche par planche, malgré les protestations de mon dos endolori. Je méprise les coups de poignard de douleur et les vagues de nausée, soulève les planches une à une comme si j’épluchais un fruit résistant, mais sous le plancher il n’y a que de l’isolant, des tuyaux et une vue sur le vide sanitaire. Que j’inspecte une fois de plus, mais il n’y est pas, elle n’est pas là, elle n’est nulle part.

Je continue de chercher. Le fracas des armes et les hurlements dehors, les fenêtres illuminées par l’incendie de l’autre côté de la rue… Longtemps après que même le plus diligent des enquêteurs aurait admis que Martha Milano n’était pas dans cette maison, je cherche encore. Je cherche, cherche et crie son nom, à en perdre la voix.