Alors que nous nous arrêtons brusquement devant le Rocky’s, je distingue deux incendies à deux angles distincts du centre commercial Steeplegate.
« Fais vite, lâche McConnell, l’air fâché. Tout le pâté de maisons sera en feu d’ici cinq minutes.
— Je sais. »
Kelly se réveille, elle regarde autour d’elle quand je saute de la voiture.
« Je suis sérieux, McConnell. Pars s’il le faut.
— Compte sur moi, je vais me gêner ! » me crie-t-elle alors que je cours déjà vers la pizzeria.
Les portes sont fermées et bloquées par des chaînes. Je me demande s’il est trop tard, mais je ne pense pas que ce soit le cas. Je pense qu’ils sont toujours là-dedans, Martha et son père Rocky. La ville est en feu et ils sont réfugiés là à attendre, comme le sergent Tonnerre, un salut qui ne vient pas. Blottis tous les deux au milieu de cette salle immense, le vaste espace vidé de ses biens de valeur, tout ayant été livré à l’escroc : le four à bois, les pistolets et cibles de paintball, les lourds appareils ménagers avec leurs métrages de cuivre, leurs quantités de liquide de refroidissement et de bonbonnes de gaz.
Je frappe de plus belle, donne des coups de pied dans la vitre. Rocky et Martha là-dedans, assis, en train de devenir fous. Ils y sont depuis ce matin, depuis que Rocky est allé la chercher chez elle, aujourd’hui c’est le grand jour, fini d’attendre ton idiot de mari fugueur. Pas de chance pour Cortez, de s’être justement trouvé sur place quand Rocky est arrivé, pressé par le temps, pas d’humeur à discuter de quoi que ce soit avec qui que ce soit. Il lui fallait juste sa fille, et tout de suite. C’était le grand jour – pas un instant à perdre.
Je me déplace vers la gauche, le long du bâtiment, cognant de temps en temps à une vitre avec le talon de ma main valide. Aucune chance d’ouvrir cette porte à coups de tatane, c’est du Plexiglas épais. Si Jeremy s’est arrêté ici après être allé chez Martha, et je parie qu’il l’a fait, il a dû tomber sur une nouvelle impasse, encore un endroit dont son grand amour avait disparu. Pas étonnant qu’il ait absorbé du poison en rentrant chez lui.
Mais ils sont là. Ils attendent. Je le sais. Le monde s’écroule autour d’eux, et ils attendent encore les hommes qui ont promis de venir.
Je crie, tambourine contre les vitres. Puis j’abrite mes yeux et je tâche de voir à travers le verre teinté, mais je ne distingue rien, et peut-être au fond qu’ils ne sont pas là, peut-être que je me trompe. Martha n’est pas en train d’attendre qu’on vienne la sauver, et moi je risque ma vie, ainsi que celles de McConnell et des enfants, pour rien. Je jette un regard par-dessus mon épaule, et je vois Trish furieuse derrière le volant ; j’espère qu’elle va le faire, qu’elle va partir, prendre ses enfants et mon chien et m’abandonner pour se mettre en sûreté.
Il fait chaud, tellement chaud, même au milieu de la nuit, cette nuit d’été noire teintée par les oranges et jaunes fous des incendies.
Je crie de nouveau leurs prénoms : Rocky ! Martha !, mais il doit y avoir un nom de code en plus, un rituel qu’ils ont mémorisé à la demande des commerciaux suaves du Monde d’après, un mot qu’ils s’attendent à entendre lorsque les gentils messieurs du convoi de sauvetage arriveront dans leurs voitures noires et leurs combinaisons d’uniforme. Je me retourne. McConnell est toujours là. Je pointe un doigt en l’air et le fais tourner, un petit élément de la langue des signes de la police, et au cas où elle ne me verrait pas ou ne me comprendrait pas, je hurle aussi :
« Les gyros, McConnell ! Allume ! »
Elle allume les gyrophares. Les lumières commencent à tourner sur le toit de la voiture, couleurs classiques de série policière, reflets bleus sur carrosserie noire. C’est une tromperie cruelle, mais j’ai besoin que Martha sorte de là. J’ai besoin qu’elle sorte, et on ne peut pas distinguer une voiture de la police d’État d’une Impala de la police de Concord, pas depuis un restaurant plongé dans le noir. Et ça marche. Elle voit ce qu’elle a envie de voir, la scène de son rêve. La porte s’ouvre d’un coup et elle sort en courant, elle vole vers la voiture.
« Martha ! »
Elle ne m’entend pas ; elle passe devant moi et se précipite sur le véhicule de police, se penche aux fenêtres. Je vois McConnell, devant, et Kelly, à l’arrière, avoir un mouvement de recul face au fantôme désespéré qui se montre à la portière. Brett n’est pas à l’intérieur : elle fait volte-face au moment même où Rocky Milano sort d’un pas lourd pour aller la chercher. Il n’a plus son tablier mais est en survêtement ; son front chauve est écarlate et dégoulinant de sueur.
Martha revient en courant vers moi, tout en jetant des regards vifs autour d’elle, les joues colorées. Ses yeux pâles sont écarquillés par le manque, l’envie.
« Où… Où est-il ?
— Martha…
— Où est-il ? » s’écrie-t-elle en se ruant vers moi à travers le parking.
J’ignore quoi répondre à cela, jusqu’où l’histoire vaut la peine d’être racontée. Un gamin faisait une fixette sur toi. Il a piégé ton mari pour l’inciter à partir. Ton mari s’est lancé dans une croisade de fou. Il a été abattu et il est mort sur un terrain vague, à côté d’une plage.
« Où est-il ?
— Martha, rentre, intervient Rocky. C’est dangereux, dehors.
— C’est vrai, dis-je. Et il est temps de partir. »
Rocky me scrute comme si j’étais un inconnu. Me reconnaît à peine. Il est concentré sur l’étape suivante de sa vie, sur la promesse d’évasion qui lui a été faite – à lui, à sa fille et à son gendre, aussi, jusqu’à la mystérieuse disparition de Brett. Je me demande s’il a demandé aux gens du Monde d’après cette faveur spéciale : « Dites, ce type peut venir aussi ? Ma fille refuse de bouger sans lui. » Je me demande si les marchands de rêve ont rechigné, rouspété, puis finalement dit oui, puisque cela ne leur coûtait rien, de fourguer encore une place imaginaire dans leur complexe souterrain inexistant.
« Où est Brett, Henry ? », s’entête la pauvre Martha.
Alors je lui dis, comme ça : « Il est mort », et elle s’effondre au sol, à genoux, cache son visage dans ses mains et pousse une plainte, une longue syllabe pénétrante et inarticulée. La fin du monde, pour Martha Milano, c’est maintenant.
Rocky, lui, reste efficace, la soulevant sous les bras pour lui serrer les épaules entre ses grandes mains.
« Chérie ? Ça va aller. On va le pleurer, mais on va avancer. Viens. On avance. »
Il la traîne de nouveau vers le bâtiment, qui va s’embraser d’une minute à l’autre. McConnell klaxonne. Mais je ne peux pas partir. Je ne peux pas la laisser comme ça, Martha. Je ne peux pas la laisser mourir.
Je la rappelle.
« Martha ! Tu avais raison. Il n’y avait pas d’autre femme. Il faisait… il accomplissait l’œuvre de Dieu. »
Elle se dégage de l’étreinte de son père, me regarde, puis lève les yeux vers le ciel, vers l’astéroïde, peut-être, ou vers Dieu.
« C’est vrai ?
— C’est vrai. »
Je fais un pas vers elle, mais Rocky l’agrippe à nouveau.
« Ça suffit, lâche-t-il brutalement. Il faut qu’on rentre les attendre à l’abri.
— Ils ne viendront pas, dis-je, à lui, à elle. Personne ne viendra.