— Quoi ? Qu’est-ce que vous en savez, vous ? »
Rocky fait un pas vers moi, des veines saillant sur le front.
Mais il comprend, forcément qu’il comprend, au moins quelque part tout au fond de lui. Quelle que soit l’heure à laquelle ils lui avaient dit que le convoi arriverait, cette heure est passée depuis longtemps. Même le vieux sergent Tonnerre s’est résigné à l’admettre il y a des heures.
Je garde une voix calme et égale, autoritaire, autant pour Martha que pour Rocky.
« Le Monde d’après n’existe pas. Vous vous êtes fait avoir par des escrocs. Personne ne viendra.
— N’importe quoi, grommelle Rocky en me poussant à deux mains, me faisant chanceler sur mes talons. Des conneries ! » Il se tourne vers Martha avec un sourire gêné. « Ne t’inquiète pas, chérie. J’ai fait tout ce que ces gens demandaient. Tout. »
Soudain, un énorme fracas derrière nous, tout le monde se retourne : c’est le toit du centre commercial Steeplegate, de l’autre côté du parking, qui s’effondre dans une série de craquements assourdissants. McConnell ne lâche plus le klaxon et je fais volte-face pour lui crier : « J’arrive, j’arrive ! » puis je tends de nouveau ma main ouverte à Martha.
« Martha.
— Non, dit Rocky. Ils vont arriver. Ils sont en route, bon Dieu. Nous avons un contrat. »
Un contrat. C’est tout ce qu’il a, et il n’en démordra pas. Pas moyen de sortir de là. Pas moyen de le raisonner, parce que maintenant, au stade où nous en sommes, c’est ça, la raison. C’est ce qui reste de la raison. Et l’hélicoptère est bien venu chercher Nico, cela au moins est vrai, c’est arrivé, et peut-être que Jesus Man est vraiment allé rejoindre Jésus, et peut-être ce convoi-ci est-il différent de celui qui n’est pas venu chercher le sergent Tonnerre : peut-être est-il au bout de la rue, et peut-être est-ce une escroquerie ou peut-être pas. On ne peut compter sur rien, sur rien, rien n’est absolument certain.
« Restez, dis-je à Rocky, mais laissez Martha partir. »
Il secoue la tête, commence à parler, mais elle l’interrompt, soudain maîtresse d’elle-même, calme, claire comme le jour.
« Partir ? demande-t-elle. Mais partir où ? »
À cela, je ne peux pas répondre. Cette femme attend un convoi de voitures imaginaire dans un parking en feu, et je n’ai pas mieux à lui proposer. Je ne peux pas disposer des places dans la colonie de flics de McConnell ; ma propre maison a été entièrement rasée ; les lieux sûrs se font rares dans le monde.
« Merci, Henry », me dit Martha Milano.
Et elle s’avance pour m’embrasser doucement, laissant un soupçon de brillant à lèvres sur ma joue. Je porte deux doigts à cet endroit. Elle est déjà partie, agrippée au bras solide de son père qui la ramène à l’intérieur pour attendre le Jugement dernier.
« Désolé, McConnell, dis-je en replongeant dans l’Impala. Allons-y. »
Épilogue
Dimanche 12 août
Ascension droite : 19 03 39,1
Déclinaison : – 68 41 32
Élongation : 122,0
Delta : 0,677 ua
Nous l’entendons tous en même temps. C’est le milieu de la nuit et la maison s’anime soudain, les flics sortant du lit ou bondissant de leurs matelas par terre, fourrant des flingues dans la ceinture de leur pantalon de pyjama ; des flics passant la tête dans les chambres pleines d’enfants, chuchotant : « Restez où vous êtes, les petits » et « Tout va bien » ; des flics sortant en trombe pour prêter main-forte aux agents Melwyn et Kelly, qui sont de garde ce soir et ont donc l’autorité sur la scène, conformément aux règles que nous avons adoptées d’un commun accord.
« Trois coups nets », nous aboie Melwyn, qui tient son Beretta contre son torse. Sur la propriété ou juste de l’autre côté de la limite du terrain.
« Il nous faut une équipe pour la pelouse sud », dit Kelly, et tout le monde l’approuve, l’arme au poing.
Je porte un SIG Sauer, maintenant, le même que celui que j’avais en patrouille. Nous formons des petits groupes, nous préparant à agir, lorsque nous entendons de nouveau le bruit : un grincement sonore, comme du métal sur du métal, et tout le monde se fige.
« C’est un ours, dit l’agent McConnell.
— Quoi ? souffle Melwyn.
— Regardez. Un ours. »
Nous levons tous la tête, notre groupe, une troupe de flics devant une maison dans les bois de l’ouest du Massachusetts, à 2 ou 3 heures du matin, inondés d’adrénaline et contemplant l’énorme et lourde silhouette d’un ours brun qui gratte à la porte de la cabane de jardin. Celle-ci est un de nos quatre bâtiments externes, et elle renferme des pains de glace, des barriques de sucre roux, des flocons d’avoine salés et séchés, des boîtes de comprimés d’iode et de chlore, des réserves de munitions et quelques livres d’explosifs. Pendant une seconde, nous restons paralysés, émerveillés par la robuste majesté de l’animal. Celui-ci finit par abandonner la cabane cadenassée et traverser la prairie au galop pour rejoindre les fourrés environnants.
« Magnifique, chuchote McConnell.
— Oui, dis-je.
— On devrait l’abattre », propose Capshaw.
Personne n’a d’objection. L’agent Capshaw, gros homme à face de lune et coupe en brosse, descend les marches du porche. Il épaule son fusil dans le clair de lune et abat la bête de deux coups rapides, pop, pop.
Des volontaires sont demandés pour l’écorcher et le parer, et nous autres rentrons nous coucher.
Ce que les enfants ont décidé, après bien des débats et discussions, est que notre vaste grange reconvertie en maison de campagne de Furman, presque à la lisière de l’État de New York, devrait simplement s’appeler Police House. Quelques-uns parmi les plus petits ont passé tout un après-midi, en secret, dans la zone de la grange réservée aux travaux manuels, à peindre un panneau complexe, avec des insignes dorés, des arcs-en-ciel, des symboles de la paix et des étoiles argentées et pailletées. Parmi les adultes, il y a eu des débats intenses, à la grande consternation des enfants, pour savoir s’il était sage d’accrocher un panneau si coloré au-dessus de la porte de ce qui est, fondamentalement, une planque. Je comptais parmi les plus sceptiques. Trish, cependant, a pris le parti des petits : « De toute manière, on n’est pas très discrets, si ? »
Nous sommes dix-neuf adultes et treize enfants en tout : tous policiers, femmes policiers, conjoints de policiers, fils et filles de policiers, plus trois membres du personnel, y compris Rod Duncan, l’ancien taulard saturnien mais très aimé qui a fait le ménage pendant vingt-neuf ans au commissariat central. Les âges des enfants s’échelonnent entre quatre et quinze ans. Houdini n’est pas le seul animal de compagnie : il y a deux chats, un lapin, et un bocal à poissons rouges qui a été transporté au prix de grands efforts par les jumeaux de neuf ans de l’agent Roger, en équilibre sur des genoux pendant presque quatre cents kilomètres de voyage à 145 km/h. Il y a aussi un énorme chien de berger nommé Alexander, propriété d’une femme agent de patrouille qui s’appelle Rhonda Carstairs. Alexander est une vieille créature hirsute aux yeux larmoyants et à l’air largué qui, bien qu’elle fasse dix fois sa taille, suit Houdini partout, tel un aide de camp.
En dépit des vastes proportions de la maison et de ses dépendances, l’espace pour dormir est limité, et à un certain moment l’agent McConnell et moi avons pris la décision commune, après très peu de discussion, de partager une chambre. Je lui ai demandé s’il lui semblait important d’en parler à Kelly et Robbi, peut-être leur offrir une explication délicate à ce changement, mais elle m’a dit non.