« Ils t’aiment bien, m’a-t-elle dit. Ils sont heureux.
— Et toi, tu es heureuse ?
— Eh bien, merde. » Elle s’est appuyée contre mon torse. « Je ne le serai jamais plus que ça. Et le bras, comment ça va ?
— Je le sens. Quand je le touche, ça fait mal.
— Alors arrête de le toucher. »
C’était un samedi matin, samedi dernier – nous étions sur le porche, en train de regarder Kelly et deux autres gamins improviser un défilé de parade, avec Houdini jappant à leurs côtés comme s’il se prenait pour un garde du corps des services secrets, et Alexander se traînant derrière.
L’agent Capshaw et moi sommes de garde, et il est dans les bois juste au-delà de la limite de la propriété, en train d’uriner contre un arbre, lorsqu’un véhicule avançant lentement apparaît au loin, un faible lumignon flottant à une centaine de mètres, sur l’étroit chemin qui mène à la maison.
Je me lève. Houdini se lève aussi, la queue à angle droit, la truffe pointée vers la route, vers le bruit étrange que nous entendons à présent : le clip-clop caractéristique des sabots d’un cheval.
Houdini aboie.
« Je sais, dis-je. Je sais. »
C’est une carriole, qui surgit de la nuit comme des pages d’un conte de fées, ses roues crissant sur le gravier du chemin en direction de la maison. Et, juché sur le siège, j’aperçois Cortez, souriant, en chapeau haut de forme, tenant les rênes d’une jument pommelée avec un air débonnaire des plus comiques.
« Bien le bonjour, l’ami ! » me lance-t-il en arrêtant le cheval pour soulever son chapeau.
Ses cheveux sont attachés en catogan lâche, comme ceux de Thomas Jefferson.
Je garde mon fusil levé.
« Comment m’avez-vous trouvé ici ?
— Vous n’avez pas envie de savoir où j’ai dégoté la carriole et le cheval ?
— Je veux savoir comment vous m’avez retrouvé.
— Très bien. » Il descend de son attelage et jette le chapeau sur le porche, comme s’il avait toujours vécu là et se réjouissait d’être de retour chez lui. « Mais l’histoire du cheval est meilleure.
— Gardez vos mains là où je peux les voir, je vous prie. »
Il soupire et s’exécute, et je lui redemande de me raconter l’histoire. Il s’avère qu’il y a un jeune agent nommé Martin Porter, qui faisait partie du projet Furman à l’origine, mais qui s’est désisté lorsqu’il a rencontré une fille à Concord, laquelle voulait partir pour Atlantic City parce qu’elle avait entendu parler d’une fiesta à tout casser qui se déroulait là-bas pendant le compte à rebours. Cortez connaissait Porter parce que Porter possédait une réserve de métamphétamine qu’il avait sortie de la salle des scellés avant que celle-ci soit fermée, et que Cortez l’avait vendue pour lui, fifty-fifty, à des junkies vivant sur les plages de Seacoast.
« Enfin bref, la semaine dernière, Ellen et moi avons eu un petit désaccord. » Il agite la main gauche, et j’entrevois à la lueur de nos lampes torches que le bout de son index a été arraché par une balle. « Et elle a eu la garde de notre Office Depot. Porter me parle alors de cette planque de fous dans les bois, réservée aux flics. Et moi je me suis dit : eh, mais j’en connais un, de flic ! »
J’en suis encore à essayer de formuler une réaction à cette histoire lorsque Capshaw fait un retour spectaculaire, surgissant des bois, l’arme pointée sur Cortez.
« Les mains en l’air ! aboie-t-il.
— Elles y sont déjà.
— Vous êtes qui, vous ?
— C’est bon, Capshaw, dis-je. Je le connais.
— J’ai pas demandé si tu le connaissais, je demande qui c’est ! »
Capshaw est remonté comme un coucou, prêt à procéder à une arrestation, construire une prison et jeter Cortez dedans. Il est tout rouge, le regard furieux, les sourcils froncés sous sa coupe en brosse. Il porte un tee-shirt souvenir d’une fiesta étudiante à Cancún en 1997.
« Dites, vous savez ce que vous devriez faire ? dit doucement Cortez. Vous devriez fouiller la carriole. »
Capshaw me regarde et je hausse les épaules. Il redescend alors les marches et se met à fouiller dans l’attelage, pendant que le cheval frissonne et remue la tête dans le noir. Je garde le SIG Sauer pointé sur Cortez, qui s’adosse au garde-corps du porche, les mains toujours levées, l’air détaché, en fredonnant « Golden Years » de David Bowie.
« Des vêtements. Des effets personnels », rapporte Capshaw en refermant une trousse de toilette noire et en la jetant par terre.
« Il y a des pilules d’ecstasy, aussi, me confie Cortez, à moi seulement. Il a loupé les pilules d’ecstasy.
— De l’huile de friture, ajoute Capshaw en sortant deux gros bidons en plastique. Un carton plein de magazines.
— Pornos, pour l’essentiel.
— Des couteaux. Encore des couteaux. »
Cortez me regarde, me fait un clin d’œil.
« Il va trouver dans une seconde. Ne vous en faites pas. »
Et à ce moment-là je l’entends, ce bruit épais de frottement, de roulement, un peu comme des pièces remuées dans un gobelet de casino. Ou des graines. Mon Dieu. Des graines s’entrechoquant dans un emballage en aluminium. Mon cœur me remonte dans la gorge, et Cortez sourit largement. Capshaw relève la tête, stupéfait, et tripote le gros sac entre ses mains, appréciant son poids, comme s’il s’agissait d’un trésor de pirates.
« Du café en grains, dit-il, bouche bée, en contemplant Cortez qui baisse ses mains.
— Plusieurs centaines de livres. Vous voulez savoir comment j’ai mis la main dessus ? Une histoire formidable. »
La plupart des jours, alors que nous approchons de la fin, je suis satisfait simplement d’exister, d’attendre, d’apprécier la compagnie de McConnell et des autres, d’accomplir consciencieusement la part des tâches ménagères qui m’incombe. Et mes efforts pour rester concentré sur le présent immédiat, ou sur ce qui requiert mon attention pour tout de suite, sont généralement couronnés de succès – mes efforts pour ne pas voir trop loin dans le futur, ni trop loin dans le passé
Nous avons tendance à nous lever tôt, McConnell et moi, et maintenant c’est le matin, et nous buvons du café dans la cuisine en regardant par la fenêtre le terrain, les dépendances et, au-delà, l’étendue boisée du monde. Le tout début de l’automne dans l’ouest du Massachusetts, les arbres verts commençant à dorer sur les bords. Trish, assise de l’autre côté de la table, me raconte une conversation agaçante qu’elle a eue hier soir avec l’agent Michelson.
« Je te jure, j’étais sur le point de l’étrangler. Parce qu’en gros, ce qu’il disait, c’est qu’au point où on en est, si la collision n’arrivait pas – s’il se produisait un événement de dernière minute, tu sais, je ne sais quel scénario dingue, du genre finalement ils arrivent à l’exploser, ou à le détourner, ou les religieux le font disparaître avec leurs prières –, Michelson dit que ce serait peut-être pire, au point où on en est. Tu sais comment il est, un peu ricanant, si bien qu’on ne sait jamais s’il est sérieux ou non, mais il nous sort : à ce stade, imaginez un peu le retour à la normale. Avec tout ce qui a été foutu en l’air, vous imaginez, tout recommencer ? Et je lui ai juste dit, écoute, tout vaut mieux que la mort. Tout.
— Oui », dis-je, bien sûr, et j’opine du chef, en essayant d’être attentif, mais à l’instant où Trish a prononcé le mot « détourner », je n’ai plus pensé qu’à Nico, je pense à elle à m’en faire exploser le crâne : les souvenirs de ma sœur évaporée sont soudain partout dans ma tête, tels des envahisseurs traversant par une frontière. Elle a quatre ans et tombe de vélo ; elle a six ans et observe, perdue, la foule pendant les enterrements ; elle a dix ans, elle est ivre et je lui dis que je ne l’abandonnerai jamais. L’hélicoptère descend pour me sortir de la tour à Fort Riley, et Nico applique des tas de serviettes blanches sur mon bras déchiqueté en me disant que ça va aller.