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Rowland se recoiffe d’un geste vif.

— Maintenant qu’il fait jour, montons jusqu’au mât…

Je le suis, tête basse. Un peu sonné par cette histoire, votre San-Antonio, mes pauvres chéris. Quand on se trouve en face d’une équation pareille il ne reste plus qu’à faire tourner un guéridon en convoquant l’ectoplasme de Pythagore…

Un sentier sinue dans l’herbe rase, pelée, pierreuse, depuis le derrière du cottage jusqu’à la falaise. Il l’escalade joyeusement. Vue de loin, elle paraît abrupte, cette falaise, pourtant une fois commencée la grimpette on s’aperçoit que ça n’est pas l’Everest.

Je m’époumone un peu, mais l’exercice c’est la sauvegarde de la ligne.

Rowland paraît se promener dans Piccadilly Circus. Il grimpe le sentier avec l’air de se promener. C’est pas un homme, c’est un mulet ! Chez les English c’est toujours commac : leurs sentiments ils les filent au fond de leur fouille avec leur tire-gomme par-dessus !

Nous débouchons enfin au sommet de la falaise. Là le vent souffle épais. Faut se cramponner aux brancards, les gars. Y aurait de quoi décorner la petite amie de Rubirosa.

En tout cas, ici, le jour est complètement sorti de sa coquille de nuages. Jolie image, non ? Quand je me mettrai à pondre de la haute littérature, y aura de la bagarre dans l’édition pour me publier, je vous l’annonce.

Nous sommes au pied du mât. C’est un vrai mât pour hisser un pavillon : il y a un système de cordes et de poulies et il est ripoliné soigneusement.

Dans l’herbe rase est étalé le drapeau noir que j’ai vu flotter naguère. Le mec qui l’a descendu l’a coincé sur le sol au moyen de quelques grosses pierres afin que le vent ne l’emporte pas.

Rowland suit le petit sentier qui part dans la lande, à travers les touffes de bruyère. Je lui file le train, courbé en deux. Ce qu’il cherche, y a pas besoin de sortir de Centrale pour le deviner : ce sont des traces. Il se dit, Rowland, avec sa petite cervelle de fourmi anémiée, que les mecs venus du large, puisqu’ils ne sont pas repartis par la mer et certainement pas non plus par la route, se sont taillés par laga. Dans un sens même ça expliquerait tout. Après avoir buté Elia, ils ont grimpé jusque-là pour ôter le pavillon. Puis ils m’ont vu sortir de la strasse, et alors ils ont compris que la retraite leur était coupée, du côté de la route. Qui sait s’ils n’avaient pas l’intention de s’enfuir avec la Frégate ?

On joue les Pluto le long du sentier. Au bout d’un instant nous avons la conviction qu’en effet, des mecs ont parcouru cette piste depuis peu de temps. Çà et là, en bordure du sentier, des touffes d’herbe sont écrasées. Nous continuons d’avancer sans piper mot. La distance grandit entre nous et la côte… On fait bien deux bornes ainsi, puis, brusquement, le sentier se jette sur une route de moyenne importance, mais fort carrossable. Je touche le bras de mon collègue.

— Regardez ça, Rowland.

Ça, ce sont quelques gouttes d’huile dans la poussière, sur le bas-côté de la route. Ces gouttes d’huile signifient qu’une voiture s’est arrêtée ici et qu’elle a stationné un certain temps.

Pas besoin de faire un dessin à l’inspecteur-chef. Il a pigé illico.

— Tout paraît très organisé dans cette histoire, fait-il.

« Elia Filesco attendait d’étranges visiteurs. Elle a hissé le pavillon pour annoncer au bateau qui les amenait que ceux-ci pouvaient débarquer. Puis elle vous a drogué afin que vous n’assistiez pas à l’entrevue. Cette entrevue s’est mal déroulée pour elle. Ils ont tué la jeune femme. Ensuite ils sont montés à la falaise afin de baisser le pavillon, probablement pour faire comprendre aux gens du bateau qui devaient venir les chercher de ne pas aborder… Ils sont partis par le sentier, une voiture les attendait…

Il s’arrête, me regarde sous son petit chapeau ridicule, avec ses yeux de chat constipé auquel on n’a jamais parlé de l’huile de ricin.

— Tout ce que vous dites me semble pertinent, Rowland. Seulement si les gars devaient repartir en bateau, je ne vois pas pourquoi une automobile les attendait là…

Il hausse les épaules.

— Chez nous on prétend que deux précautions valent mieux qu’une, murmure-t-il.

— Chez nous aussi, conviens-je. Peut-être avez-vous raison…

Nous rebroussons chemin.

— Par quel bout allez-vous attraper cette affaire ? demandé-je, mordu par une juste curiosité.

Il hausse les épaules.

— La routine, murmure-t-il. Je vais faire enquêter dans les ports avoisinants pour essayer de savoir si une embarcation a pris la mer cette nuit. De même je vais essayer de savoir si à Gillingham et à Milton, villes auxquelles conduit cette route, on a remarqué une automobile… Puis les constatations sur le cadavre, les empreintes…

Je ne réponds rien. Tout ça, évidemment, c’est le boulot automatique. Le moyen de procéder autrement ?

— Et moi ? fais-je.

Il lève une paupière.

— Vous ?

— Quel est mon rôle dans tout ça ?

Il détourne la calbombe et je sens un petit pincement de rage derrière ma nuque.

Rowland doit se dire que mon intervention n’a pas servi à grand-chose. Je me suis conduit comme un tocasson. Se laisser droguer comme un petit enfant, c’est pas fortiche. Au Japon on se fait hara-kiri pour moins que ça. Écoutez, les mecs, je suis certain que si je posais ma candidature au poste d’empereur des cons, Rowland voterait pour mézig les châsses fermés.

Et il n’aurait pas tort…

— Ce que vous pouvez faire, déclare-t-il enfin, c’est regagner Londres et rester chez Elia Filesco jusqu’à nouvel ordre. Vous êtes officiellement son chauffeur, donc vous pouvez demeurer dans la demeure de Bloomsbury un certain temps. Elle doit avoir des héritiers… Enfin, attendez, ça peut offrir un certain intérêt.

Il a raison. Du reste, ce type-là ne peut pas ouvrir son clapet sans avoir raison. La sagesse, c’est sa raison sociale.

Ça se voit rapide à son bitos marrant, à son air gourmé, à son visage de pierrot triste. Lui, c’est le Pierrot Gourmé. À retenir, les gars, pour les noces et banquets !

Oui, tout ce qui me reste à maquiller, c’est de retourner à Londres et de jouer le jeu jusqu’au bout.

Je grimpe dans la Frégate après avoir serré la louche à Rowland. Je me sens toujours vaseux et désabusé. Il y a des jours où la vie a une sale gueule. Et celui-ci en est un !

CHAPITRE IX

Et autant sur le porte-bagages

Je retrouve la cambuse de Bloomsbury quiète et confortable, avec la grosse vachasse de Katty dedans, plus luisante que jamais.

Elle est seule dans l’hôtel particulier. À sa mine je comprends qu’elle est au courant de la mort de sa maîtresse. Probable que les gars du Yard l’ont affranchie et sont venus lui pomper des tuyaux.

Nous parlons des événements de la nuit comme nous pouvons. Elle ne chiale pas, Katty. La glande lacrymale est pas très développée chez elle ; pourtant je devine qu’elle en a lourd comme un train de marchandises sur la patate. Probable que sa gâche lui disait. Elle était peinarde, icigo, la gravosse, dans sa cuisine carrelée, à rêvasser comme un boa…

Mais elle se dit que la belle vie est finie et qu’elle va devoir emmener sa viande dans un bureau de placement. La perspective n’est pas engageante.

Histoire de surmonter ce coup-là elle se file des rasades de brandy dans la gargouillette et ça avive le rouge de ses pommettes.

Je lui demande si Elia avait de la family in l’England. Elle hoche la tronche et me dit que non. Du reste ça ne compte pas, la famille éventuelle de la Roumaine. Lorsque son vieux est canné il a fait un testament long comme la charte Atlantique par lequel il laisse l’usufruit de sa fortune à Elia, étant bien entendu qu’à la mort de cette dernière le grisbi reviendra à l’œuvre des joueurs de cricket désabusés ou un truc de ce genre.