En deux enjambées je regrimpe le perron. Je sonne et la grosse vachasse de Katty vient m’ouvrir.
Elle a le regard plus trouble encore que naguère. Elle est en train de se confectionner une sérieuse biture, la vioque ! Ce qu’elle ingurgite comme brandy pourrait saouler un régiment de Horse Guards…
— Quoi voulez-vous ? demande-t-elle d’une voix qui ressemble à l’accouchement d’une vache.
— Où habite Gloria ?
Elle comprend du premier coup. Son démarreur est au point.
— Pourquoi ?
— Je lui avais donné un complet à faire nettoyer, comme elle est partie sans me dire où elle l’a porté, il faut que je la retrouve…
Katty hausse les épaules.
— Chez père, fait-elle au bout d’un instant de silence. Liverpool Street ; one hundred and forty-six !
— Good !
Je m’apprête à me casser, mais le bigophone retentit. Katty, en soupirant, se dirige vers le bureau. Par une enfilade de portes, je la vois qui décroche. Elle pousse un grognement dans l’appareil et écoute son interlocuteur. Un nouveau grognement puis elle me hèle.
J’arrive et lui chope le biniou des pognes.
C’est Rowland.
— Vous êtes… le chauffeur ? demande-t-il.
— Oui…
— Comment vous sentez-vous ?
Surpris par cette sollicitude, je murmure :
— Mais… bien.
Il soupire.
— Voyez tout de même un médecin.
— Quelle idée ?
— Le laboratoire me communique son rapport au sujet du vin drogué.
— Ah ! oui.
— Il contenait un poison extrêmement violent. Je ne sais comment vous traduire le mot, il est déjà très compliqué en anglais…
Je sens la peau de mes précieuses qui se flétrit comme une laitue oubliée.
— Du poison…
— Oui… Sans doute n’en avez-vous absorbé qu’une quantité insuffisante…
— Heureusement.
— Autre chose, j’ai soumis votre verre et celui de la Filesco à notre laboratoire, il trouve deux empreintes labiales sur votre verre… Quelqu’un d’autre que vous a-t-il bu dedans ?
Je hausse les épaules.
Puis, tout à coup, ça s’illumine un peu sous mon chapiteau comme au cirque lorsque la cavalerie vient danser sur le grand air de Cavalleria rusticana.
— Oui, peut-être… Peut-être quelqu’un a-t-il bu en effet dans mon verre, cette nuit…
— En ce cas, fait Rowland, ce quelqu’un a dû être très malade.
— Je crois même qu’il est mort, dis-je. Venez jeter un coup d’œil dans le coffre de la voiture stationnée devant la porte de la maison.
Je raccroche sur ces mots et je me fais la valise. Au dernier moment, j’ai décidé d’affranchir Rowland sans plus attendre car il m’est apparu que Gloria s’était fait poivrer à la mort-aux-rats, comme mégnace. Mais elle a eu moins de chance et elle est restée au tapis pour le compte définitif…
Qu’allait-elle maquiller en pleine nuit chez son ancienne patronne ?
Je comprends maintenant pas mal de choses. Entre autres, pourquoi on m’a épargné… Cela me chiffonnait. J’avais tort : loin de m’accorder la vie sauve, les vaches m’ont sucré en premier. Seulement le San-Antonio, c’est du Raspoutine de la bonne cuvée. Il digère le bocon comme les avaleurs de sabres digèrent les clous de tapissier. Un petit coup de raide et puis ça y est !
Je pose mon dargeot dans un fauteuil et je mets mes nougats sur le burlingue comme font les inspecteurs américains lorsqu’ils ont une réunion chez leur chef.
Oui, oui, le brouillard commence à se dissiper.
Gloria avait des combines louches avec Elia… C’était plus qu’une femme de chambre… Ma « patronne » a congédié la servante pour donner le change à quelqu’un. Mais elle l’attendait cette nuit… Et, en l’attendant, elle m’administrait du poison. C’était en effet la meilleure façon de m’éloigner ! Pourquoi m’assassiner ? Parbleu : parce qu’elle avait découvert ma véritable identité.
Comment ?
Ça, j’ai un morceau d’idée qui me trotte par la calbombe… Je pense au petit homme en beige qui me suivait hier matin. Il me filait le train depuis un bout de temps, probable. Il m’a vu rentrer à la poste. Pour peu qu’il s’y soit pris adroitement, il a su se rancarder auprès de l’employé du standard pour savoir où j’avais téléphoné. Quand il a su que c’était à la police parisienne, ses illusions ont commencé à foutre le camp.
Que pensez-vous de ce raisonnement ? Il n’est peut-être pas cousu main, mais il est vraisemblable, non ?
On ne peut pas demander plus à un raisonnement.
En tout cas, s’il est juste, il montre que la Filesco me faisait surveiller.
Au fait, qu’est-il devenu le petit homme en beige ? Je flotte dans le doré de mon imagination.
N’est-ce pas lui qui a débarqué sur la grève en compagnie de Gloria ? Que venaient-ils faire, ces visiteurs, dans cette maison où les attendaient une femme fatale et un agent secret supposé mort ?
Pour me tuer, il fallait qu’elle soit sur le point de disparaître, Elia. Ma mort n’avait plus d’importance, ne risquait pas de la gêner…
Le couple arrive du large, amené par je ne sais qui. Pourquoi venir par la mer ? En voilà des complications !
Que doit-il se passer de si important ?
Le saura-t-on seulement un jour ?
L’homme a tué les deux femmes. Puis il est parti par la falaise afin de gagner la route où une voiture l’attendait.
Mais pourquoi diantre a-t-il enfourné le cadavre de Gloria dans le coffre de la voiture alors qu’il a laissé celui d’Elia au milieu de l’allée ?
Je chasse ces interminables caravanes de questions d’un grand geste, puis je me dresse.
Katty n’a pas bougé de l’encadrement de la porte dont elle occupe toute la largeur.
— Quand Mrs. Filesco a-t-elle congédié Gloria ? je demande brusquement.
Elle fronce les sourcils, puis son regard devient gélatineux.
— Yesterday.
À mon tour de froncer les sourcils.
— Hier ?
— Oui…
— Pourquoi ?
La grosse tordue secoue la tête d’un air agacé.
— Je ne sais pas…
Gloria pleurait lorsque je suis rentré de ma balade matinale. Était-ce pour la galerie ? Ou bien…
— Il y a longtemps qu’elle était en service dans cette maison ?
— Deux ans environ…
— Et vous ?…
Elle est nettement ulcérée, Katty. Puis son visage s’apaise, et c’est d’une voix presque gentille qu’elle me demande :
— Police ?
Elle a trouvé ça toute seule dans sa grosse tête. Probable qu’un matuche finit toujours par se renifler, surtout lorsqu’il pose des questions avec un tant soit peu d’insistance.
J’hésite.
Après tout, qu’est-ce que je risque ? Si Katty est une honnête cuisinière, elle ne peut pas me nuire. Et si elle n’est pas une honnête tortoreuse, elle sait déjà que j’appartiens au régiment des souliers à clous.
— Yes, dis-je, police française…
Du coup, elle devient gentille, humide, fondante.
Elle m’assaille de questions avec une telle volubilité, qu’elle en oublie son peu de français.
Je la calme d’un geste.
— Combien de temps ? reprends-je, imperturbable comme Rowland.
— Quatre ans…
— Vous n’avez jamais rien remarqué de suspect dans cette maison ?
Je dois répéter ma question quatre fois avant qu’elle pige.