Je n’ai pas à marcher beaucoup pour dégauchir un photographe. Il y en a un à l’angle de Liverpool St. et d’une impasse, où des postiers remisent leurs bagnoles rouge-pompier.
Le mec est un grand type blond, évanescent, qui doit être tante à ne plus pouvoir s’asseoir. Il coule sur moi un regard velouté et ses lèvres humides frémissent.
Il me demande ce que je veux non pas en anglais, mais en oiseau des îles tant c’est suave. Comme je ne jacte pas plus l’oiseau des îles que le reste, je le stoppe en lui tendant le négatif.
— Photograph, please. Quick !
Il pige.
— How many time ? j’insiste…
— Tomorrow !
Je me fous en renaud.
— No ! Illico ! Tout de suite ! No ! C’est pressé, hé, pédale !
Je lui fais un peu peur. Je le trouble aussi. J’ai toujours perturbé les pédoques ; ça doit venir de ma virilité, probable, elle leur fait de l’effet ; leur flanque la grosse secousse !
Il prend le morceau de pellicule et esquisse un petit geste flou.
Puis il me désigne un siège et disparaît dans son arrière-boutique.
J’attends en compulsant un magazine. Les photos sont sensas. Il y a un reportage sur les mouches et les clichés en couleurs naturelles s’avèrent saisissants. On a envie de faire « bzz, bzz » lorsqu’on les a regardés d’un peu près, et de se mettre à la recherche d’un excrément à butiner.
Je pose la revue au moment où mon photographe revient, tenant une épreuve mouillée dans des pinces de métal. Il s’approche de moi en roucoulant. Il aimerait peut-être faire des photos spéciales avec moi comme principal sujet. San-Antonio dans les trente-deux positions ! Ça vaudrait du grisbi sur le marché, croyez-moi ! Les troncs de Pigalle feraient fortune, et moi aussi, si je marchais au pourcentage.
Faudra que j’en parle à mes éditeurs le jour où le tirage de mes mémoires roulera.
Je saisis délicatement le papier glacé ruisselant et je jette un coup de saveur dessus.
Pour une surprise c’est une surprise : la photo représente Elia Filesco en robe de plage aux côtés du petit homme en beige dont je vous ai parlé naguère. Celui-ci arbore un ensemble de yachtman rupinos.
Du coup, je n’y entrave plus que balpeau. Je me doutais bien que mon suiveur était en cheville avec ma « patronne » mais de là à les imaginer en millionnaires sur une plage, il y avait un bout de terrain.
Ce bout de terrain, le voilà franchi.
Je mets l’épreuve entre les volets de ma carte grise, au grand dam du champion de la pellicule qui m’explique qu’on doit ménager une épreuve humide.
— How many ? je coupe.
Il me demande trois shillings.
Je le cigle et me trisse, sans prendre en considération le bout de langue qu’il passe avec gourmandise entre ses lèvres avides.
Mais sur le trottoir je m’arrête. Je l’ai déjà dit, le photographe habite tout près de l’immeuble où habitait Gloria Paste.
Qu’est-ce que cette photo de sa patronne et du petit homme foutait chez elle ?
Toujours marnant dans l’inspiration, je rentre dans la boutique. Du coup, le photomaton croit que j’en tiens pour sa frimousse et il tortille du prose comme si son dargeot était devenu un pendule.
Je stoppe ses élans d’un coup d’œil glacé. Faut toujours freiner les grands sentiments lorsqu’on ne peut y répondre.
— Écoute, mon pote, fais-je, tu vas m’affranchir…
Je l’entraîne à la lumière. Puis je lui mets la photographie sous le pif.
— Do you know this man ?
Il regarde brièvement.
— Yes, fait-il. He is dead !
— Quoi ?
Je crois avoir mal compris…
Je sors mon dictionnaire et le lui tends.
Il le feuillette et s’arrête au mot dead, c’est-à-dire mort.
Je lui demande quand.
Il répond :
— Le mois dernier.
Alors je hausse les épaules parce que, si ce petit mec est mortibus, ça n’est pas depuis longtemps, puisque hier il me suivait dans de Londres.
— His name ? j’interroge…
Il penche la tête de côté pour solliciter sa mémoire… Puis il murmure :
— Paste !
J’en ai un éboulement dans le pancréas.
— Paste ?
— Yes…
Il éclate de rire, me prend le dictionnaire des mains et cherche Paste. Et Paste s’y trouve, parce qu’en anglais, il signifie « colle ». C’est à cause de cela que le photographe s’en est souvenu. Pour lui, c’était un nom rigolo…
Soudain, je bondis dans la rue car à cet instant passe mon taxi de tout à l’heure. Il vient de charger une cliente à la station voisine, il entend ma clameur et freine. Je lui fais un signe impérieux de descendre. Il obtempère après avoir lancé une phrase d’excuse à sa cliente, une grosse lady rubiconde.
— Un instant, fais-je. J’ai besoin de vous pour une traduction.
Je lui montre la photographie.
— Ce type (je désigne le photographe) prétend connaître celui-là. Il assure que c’est le Paste chez qui nous sommes allés tout à l’heure. Demandez-lui comment et depuis quand il le connaît.
Le chauffeur et le photographe s’expliquent.
— Il a fait plusieurs travaux pour lui, me traduit enfin le chauffeur… Il habitait la maison voisine. Ils se voyaient donc souvent et se saluaient. Il paraît qu’il est mort le mois passé.
Je secoue la tête.
— C’est là que ça ne colle plus. J’ai rencontré cet homme hier…
Nouvelle discussion.
— Vous devez faire erreur, assure le chauffeur de taxi. Ce monsieur est formel : Paste est mort le mois dernier, il a même vu partir le convoi…
Je regarde attentivement la photographie, saisi d’un doute. Mais non, je suis sûr de moi et de mon fameux coup d’œil : ce type est bien le même qui me suivait hier, pas l’ombre d’une erreur à ce sujet !
— Avait-il une fille ?
— Écoutez, fait le chauffeur, je m’excuse, mais j’ai chargé une cliente et…
Je lui allonge une autre livre.
Ça stoppe ses récriminations comme la pénicilline stoppe l’infection.
Il pose la question à la lopette. Celle-ci hausse les épaules. Il n’est pas au courant.
— Demandez-lui s’il a déjà vu la femme de la photo.
Là encore photomaton secoue sa tête délicate. Il ne connaît pas Elia.
— Ça va, merci…
Le chauffeur salue le photographe, me serre la pince et retourne dans son tréteau où la grosse lady rubiconde frise l’apoplexie.
Je prends également congé du pédoque. En voilà un qui m’a été utile et plus avec son cerveau qu’avec son talent de société. Mon estomac crie famine. Cette voix-là faut jamais la laisser gueuler.
C’est mauvais pour le bon fonctionnement de l’intellect.
Je me mets à la recherche d’un restaurant. Je m’apprête à pénétrer dans un établissement d’aspect sévère, lorsque je me souviens qu’il existe dans Soho des restaurants français.
J’ai des idées de coq au vin. Et je pense avoir mérité mon gueuleton et le droit de me taper une bouteille de vrai pommard à la santé de ce brave Paste, le mort qui s’amuse à suivre les gens !
CHAPITRE XI
Un petit trou pas cher
Il y a des moments, dans ce foutu métier qu’est le mien, où l’on se demande de quelle couleur pouvait bien être le cheval blanc d’Henri IV, tant les événements vous secouent le grelot.