Depuis trois jours je suis comme un boxeur qui serait attaché sur un ring et à qui son adversaire cognerait dans la cafetière.
Toutes les deux heures en moyenne, il se produit quelque chose de si peu ordinaire que ça paraît inventé par un auteur de roman policier qui aurait un peu forcé sur le pinard. C’est à se demander si on est à Londres ou dans un asile de dingues.
Voilà qu’après la découverte du cadavre de la soubrette, j’apprends que son père n’est autre que le petit mec en gris qui m’a suivi hier matin. Et, après avoir appris ça, j’apprends itouque le quidam en question est mort et enterré depuis un mois.
Toutes les cinq minutes, j’extirpe la photo de ma fouille et je l’use à force de la regarder. Pourtant, il n’y a pas d’erreur, mes sens ne m’abusent pas (si moi j’abuse parfois d’eux !). C’est bien mon bonhomme qui fait le crâneur, là-dessus, dans un sape de rupin aux côtés d’Elia Filesco, la célèbre cantatrice de mes deux !
À moins qu’il n’ait un frère jumeau…
Remarquez, ça arrive, mais tout de même, faut pas chahuter avec la vraisemblance ou alors on se met à faire tourner les tables avant l’âge !
Je déniche un gentil restaurant italien dans Soho. Tant pis pour le coq au vin ; je commande des spaghettis bolognaise et une escalope à la sauge.
Tout en bouffant, je rumine mes problèmes, ce qui laisserait baba la Vache qui rit soi-même.
Je me dis qu’il faut se cramponner au parapet de la raison lorsque souffle le vent de l’invraisemblance. Hein ? que dites-vous de cette métaphore ? De quoi se la nickeler et se l’exposer au Salon de l’auto, au rayon des enjoliveurs !
La raison me dit qu’un homme enterré ne peut pas se vadrouiller, ou alors, c’est qu’il a des dispositions de fantôme, auquel cas le syndicat d’initiative d’Édimburg, Écosse, ne manquerait pas de s’assurer son concours pour hanter les châteaux historiques du patelin.
Conclusion : ou bien l’homme en beige a un jumeau, ou bien ça n’est pas lui qui est enterré. Tout ça ne me paraît ni catholique, ni apostolique, ni romain.
Lorsque j’ai consommé ma tortore, je demande le biniou et je compose le numéro de Rowland. Il n’est pas à son bureau, je me doute qu’il doit se manier la rondelle en ce moment avec la collection de souris mortes que j’ai mise à sa disposition.
Je demande laborieusement si l’un de ses assistants jacte français. On m’en passe un.
— Ici commissaire San-Antonio, dis-je. Je suis en contact avec le chef inspecteur, vous êtes au courant ?
— Oui.
— J’aimerais avoir d’urgence des renseignements sur un certain Paste, mort le mois passé et qui était domicilié 146 Liverpool St. C’est possible ?
— Oui, monsieur…
— Il vous faut combien de temps ?
— C’est variable, mettons une heure…
— O.K., téléphonez-moi les résultats chez Elia Filesco, Bloomsbury Street, vous connaissez ?
— Je connais.
— J’attends, faites vite !
Je raccroche et je quitte le troquet.
À pas majestueux, je gagne la maison d’Elia. Mes amis, je commence à faire des progrès surprenants pour ce qui est de m’orienter dans London.
En un quart d’heure, j’ai dégauchi la rue de mes exploits.
Katty est toujours dans la boîte, plus grosse, plus fondante que jamais.
Ses yeux lui pendent sur les joues comme si on avait commencé à les lui arracher avec un crochet à bottines.
Elle a un petit soupir d’aise en me voyant radiner.
— Police est venue, fait-elle. Scotland Yard… Good !
— Je sais…
— Gloria is…
— Je sais…
Elle se précipite sur moi, véhémente. Tellement véhémente qu’elle ne sait plus ce qu’elle dit.
Je l’entraîne à la cuisine et la première chose que je vois, c’est une bouteille de brandy rigoureusement vide. Elle se l’est toute torchée, Katty ! Pour le biberon c’est une petite championne. Faut pas lui en promettre, à elle ; son rêve ce serait d’avoir un pipe-line à domicile, avec plusieurs canalisations pour varier les plaisirs.
— Vous saviez que le père de Gloria était mort ? je demande…
Elle secoue la tête.
— Mort ?
— Oui, dead ! The last month, le mois dernier.
Rien qu’à sa hure il est évident qu’elle l’ignorait. Vous ne trouvez pas ça un peu fort de café, vous ? La femme de chambre qui perd son vieux et n’en parle même pas à la cuisinière ?
— Elle le voyait souvent, son père ?
— Je ne sais pas…
Autant essayer de discuter le coup avec une motte de beurre rance.
Je laisse Katty à sa biture et je vais m’asseoir dans un des fauteuils du salon en attendant que les gars du Yard veuillent bien se manifester.
Quelque chose me dit qu’avec une telle accumulation de faits, je ne peux manquer d’arriver au bout du mystère. Des mystères !
J’en suis là de cette conclusion optimiste lorsque le biniou se met à carillonner méchant.
Je décroche. C’est l’assistant de Rowland. Il a fait vite, le gnace, car une plombe ne s’est pas encore écoulée depuis mon coup de tube.
Il m’apprend une chose que je commence à savoir par cœur. Paste, Arthur pour les dames, est mort le 16 du mois dernier à son domicile, et il a été inhumé au cimetière d’Ealing, dans la banlieue est. C’était un ancien militaire de l’armée des Indes.
Il avait une fille, prénommée Gloria, qui exerce la profession de femme de chambre. Pas d’autre famille. Il vivait seul, ne recevait personne…
C’est tout ce qu’il peut me dire.
Je murmure : « thank you very much » parce que c’est le genre de phrase qu’un Français non polyglotte peut se permettre et je raccroche.
À pas lents, je vais à la cuisine. Katty est effondrée sur la table, le muffle sur son coude, ronflant comme un raid de la Royal Air Force sur le bassin de la Ruhr. J’inventorie un placard et j’y dégauchis un biberon de whisky. C’est mon spinage à moi.
Je le dévisse et j’en avale une forte lampée, de quoi carburer un bout de moment.
Je torche mes lèvres d’un revers de coude, ainsi qu’on pratique dans les salons du boulevard Saint-Germain, et je sors de la maison, d’une démarche plus rapide et plus décidée que précédemment.
Il y a de gros nuages gris, boursouflés comme la mère Katty, dans les azimuts. Le soleil s’est fait la paire et quelques gouttes de flotte commencent à s’écraser sur les trottoirs comme des fientes de pigeon.
Je marche un instant au petit bonheur, sans idée nette. Et puis, je me dis que le petit bonheur n’est pas l’arme de choc d’un policier. Alors je hèle un taxi et, avec une virtuosité qui vous ferait oublier votre râtelier dans le verre d’eau où vous le plongez chaque soir, j’explique au conducteur que je voudrais aller à Ealing, et je lui demande de me conduire à la gare de banlieue desservant cette honorable localité.
Il fait un signe affirmatif et se met à décarrer comme si un gars se mettait à gueuler au voleur et comme s’il avait sous le bras un sac à main de dame de provenance indéterminable.
Nous traçons à folle allure. Pour peu que le moteur soit fatigué et bouffe de l’huile, l’échappement doit tracer un sillage bleuté dans les streets.
Le centre de London défile, puis les faubourgs ; et enfin c’est une demi-cambrousse. Je me dis enfin que j’ai eu tort de me prendre pour un fortiche. Le chauffeur a rien pigé à mes explications, ou plutôt il n’en a compris qu’une partie : Ealing. Au lieu de m’emmener à une gare il me trimballe directo dans la localité. Notez que le voyage est plus confortable dans son bahut, mais il est aussi plus onéreux. Heureusement que le boss m’a pourvu de pognon. Pas en quantité astronomique, mais enfin j’ai de quoi me voir venir, et même me voir partir. Et puis, la flotte qui tombe dru me fait apprécier le confort de cette voiture pompeuse et massive. Je passe un bras dans l’accoudoir comme le faisaient les rupins autour de 1920, car la tire date de cette époque si je ne me trompe pas. Et je me laisse véhiculer tel un petit lord.