Je lui fais signe d’approcher, et je lui chuchote un résumé de mes investigations : la clé trouvée dans la boîte à poudre d’Elia… Laquelle clé ouvrait la porte de Paste. La photo oubliée dans le tiroir, laquelle photo me prouvait que Paste étant mon petit homme en beige il ne pouvait en conséquence être clamsé… Ma visite à ce caveau, lequel caveau ne contenait pas les restes de l’ancien commandant, mais ceux d’une femme ressemblant à Elia…
Il hoche la tête.
— Très étrange, admet-il…
Je voudrais lui poser des tas de questions mais je ne m’en sens pas le courage. Cette langueur qui s’était emparée de moi dans le caveau me saisit à nouveau. Je ferme les yeux, lentement.
C’est comme lorsqu’en chemin de fer on traverse la Suisse. J’ai des périodes de jour et des périodes de tunnel et je ne parviens pas à délimiter la longueur des unes et des autres.
J’ai des moments de conscience, je regarde le jour intense entrant par la croisée, je regarde la vieille infirmière aux dents de cheval malade qui s’affaire silencieusement dans ma piaule. Et puis, brusquement, le glissement dans le néant s’effectue, aussi doux qu’une descente sur un toboggan capitonné.
Enfin, un matin, je ne reviens pas à moi, mais je me réveille : distinguo !
Je me sens infiniment reposé ; j’ai faim et une forte envie de remuer me chatouille.
Je bigle l’infirmoche. Malheureux, tout de même, qu’on m’ait collé une nana aussi locdue ! Jusqu’ici j’ai toujours eu du vase avec les infirmières, lorsque celles-ci étaient agréablement bousculées. Je leur massais les roberts, histoire de me refaire les muscles et d’exercer mon sens du toucher (l’un des plus nobles qui soit).
Je suis franchement guilleret. C’est bon d’avoir faim.
— Vous parlez français ? je demande.
— Mais certainement, fait cette jument étique.
Voilà pourquoi on me l’a réservée : elle parle français ! Ma hantise dans ce bled ! C’est une compensation.
— Où suis-je ? demandé-je.
— Clinique Robson, Ealing !
C’est la mère laconique !
— Depuis longtemps ?
— Trois jours…
— Seulement ?
Je n’en reviens pas. J’avais l’impression que des semaines s’étaient écoulées.
— Oui…
— Où en suis-je ?
— S’il vous plaît ?
Elle jacte du bout de ses grandes chailles jaunâtres. Elle a des yeux gris, couleur lame de rasoir et sa poitrine est plate comme un discours de sous-préfet.
— Où en suis-je au point de vue santé, j’insiste ?
— Vous vous portez bien…
— Heureux de l’apprendre, je ne m’en serais pas douté ! Qu’est-ce que j’ai eu, au juste ? Les oreillons ?
Elle savoure mal les plaisanteries, ou alors elle ne les entrave pas très bien.
— Non, dit la dame aux dents de cheval, vous avez reçu un coup de couteau dans le dos. Mais la lame a glissé sur une côte et n’a pas atteint le cœur. Par contre, vous avez terriblement saigné et cette hémorragie a failli vous être fatale. On vous a fait plusieurs transfusions sanguines.
— Et maintenant ?
— Votre plaie se cicatrise très bien, et votre tension artérielle est à douze ce matin, ce qui est bon signe…
Bon, alors la vie est belle.
— Je vais la faire grimper encore, fais-je. Amenez-moi un steak. Mais un chouette comme pour la femme-canon ! Ensuite vous téléphonerez à Scotland Yard et vous leur direz que j’aimerais parler à l’inspecteur chef Rowland.
Elle opine de la tête ; ce qui vaut mieux que d’opiner sa belle-mère, comme le dit si justement mon marchand de vin, lequel a toujours l’esprit fixé à la hauteur de la braguette.
J’attends patiemment en regardant le rectangle de soleil ramper sur le parquet.
Enfin la vioque réapparaît avec un plateau chargé du steak réclamé. Je dois reconnaître qu’elle a bien fait les choses.
La tranche de bidoche est large comme les fesses de Gabriello. Je l’attaque d’une fourchette décidée.
Y a pas, c’est bon de grainer après une séance de clamsage comme celle à laquelle je viens de me livrer. Oui, fameux !
Un petit coup de wine rouge et je décide de ronfloter un brin, la calbombe sur l’oreiller.
La vioque s’assied et se met à lire un bouquin sur la couvrante duquel on voit deux amoureux à l’air jojo se rouler un patin au clair de lune. C’est peut-être une sentimenteuse dans son genre ?…
C’est Rowland qui me réveille. Son crâne est plus luisant que lors de ma prise de conscience. Je remarque qu’il est constellé de taches de rousseur, ce qui lui donne un peu l’air d’un marron.
Il tient son galure à la main et sa moustache est taillée d’une façon impeccable.
— Je suis heureux de vous trouver en bonne voie de guérison, me dit-il. Vous voulez me parler ?
Je secoue la tête.
— Plutôt vous faire parler… Figurez-vous que l’affaire m’occupe l’esprit un peu trop fortement. Vous avez du nouveau ?
Il tire près du lit la chaise qu’occupait ma garde-malade.
— Dans un sens, oui…
— Pas, pas dans un autre ?
— Hélas…
— Bon, allez-y, j’ouvre grandes mes manettes…
— Vos quoi ?
— Mes étiquettes !
Il fait une moue d’incompréhension et attaque :
— J’ai appris que le commandant Paste était mort à Bombay, il y a huit ans…
— Qui avait usurpé son état civil, et comment ?
— Impossible de le savoir. Certainement quelqu’un qui se trouvait à son chevet au moment de sa mort…
— Comment avez-vous appris que Paste était mort ?
— Parce que j’ai fait faire des recherches dans son ancien régiment. Il est mort du tétanos…
— Je ne comprends pas…
— Que ne comprenez-vous pas ?
— Comment on a pu prendre son identité ; je suppose que son décès a été officiel, non ?
— Justement non ; il ne l’était pas. Paste venait d’être mis à la retraite lorsqu’il a contracté ce mal. Il avait décidé de se fixer aux Indes. Cela faisait plusieurs mois qu’il avait quitté l’armée. Il ne voyait plus ses anciens collègues et personne n’a été au courant de son hospitalisation. Sa mort a été discrète. L’employé de l’hôpital chargé de la déclarer a été victime peu de temps après d’un accident d’auto. Sans doute cet homme était-il de connivence ?
— Je comprends…
— Le faux Paste est donc rentré en Angleterre tranquillement, en compagnie de sa fille : Gloria. Le premier habitait Newcastle avant son départ pour l’Inde et il n’avait aucun parent… Le faux pouvait donc s’installer à Londres sous ce nom en toute tranquillité ; d’autant plus qu’il n’a jamais pris de risque inutile : il sortait fort peu…
— L’autre, le vrai Paste n’était pas marié ?
— Il ne l’a jamais été…
— Si bien que cette fille tombait de la lune ?
— Paste l’a adoptée, Paste le faux, évidemment !
— D’où vient-elle ?…
Rowland a un léger pincement des narines. Il paraît agacé ; non pas par ma question, mais par la réponse qu’il doit y faire.
— C’est, ou plutôt c’était, une Allemande, affirme-t-il. À l’I.S. ils ont retrouvé sa trace… Cette fille était l’une des secrétaires particulières de Hitler…