J’en prends un coup sur le bambou.
— Une Allemande ! Une secrétaire de Hitler ! Bonniche à Londres !
Comme tarte au goudron ça se pose là ! Il est dit qu’au fur et à mesure que je m’enfonce dans cette affaire, je vais de stupéfaction en ahurissement.
— Que branlait-elle chez la Filesco ?
— Ah ! si je pouvais le savoir…
Soudain je sursaute, ça m’arrache un cri de douleur car la boutonnière que j’ai dans le dos rend ces mouvements expansifs tout à fait contre-indiqués.
— Quoi ? fait Rowland.
— Parlait-elle couramment l’anglais ?
— Tiens, quelle question ! murmure le chef inspecteur, surpris…
— Pourquoi ?
— J’ai enquêté dans le quartier de Bloomsbury, chez les commerçants, afin de comprendre son comportement, mais on ne la connaît pas : ça n’est pas elle qui faisait les courses. Alors j’ai eu l’idée d’interroger le facteur, un facteur parfois se rend dans les maisons, il m’a dit se rappeler la fille ; elle parlait fort mal l’anglais, et avec un épouvantable accent allemand !
C’est du petit lait qu’il me téléphone dans la gargane.
— Je comprends maintenant pourquoi la Filesco a cherché en France un chauffeur ne parlant pas l’anglais, dis-je : elle ne voulait pas que la nationalité de sa soubrette soit connue. En effet, puisque je ne comprends pas votre langue, je ne puis évidemment pas sourciller lorsque des gens la parlent devant moi avec un accent étranger…
Il me jette un petit regard admirateur, Rowland. Il s’aperçoit que je sais faire fonctionner mes cellules grises, même lorsque je suis à plat de lit !
— Vous devez avoir raison, fait-il…
Cette réticence vous montre le degré de prudence des mecs du Yard : ne jamais s’avancer sans preuves absolues, telle est leur devise. Elle n’est pas mauvaise, notez bien et je connais des gars de chez nous qui feraient bien de s’en inspirer. Mon collègue Bérurier par exemple : lui, dès qu’il voit un mec étranger à la maison poulet dans nos locaux, il lui bille dessus pour le faire avouer. Un jour, ça a failli lui coûter cher. Avisant un zig assis dans la salle où les accusés font antichambre il l’a passé à tabac d’autor. Tout ce que le pauvre mec a avoué c’est qu’il était le beau-frère d’un juge d’instruction venu rendre visite à son parent ! Pour vous dire…
— Je comprends que j’ai raison ! affirmé-je avec cette modestie qui fait mon charme.
Et je suis satisfait d’avoir, de ce lit, résolu l’énigme numéro 1 de l’affaire…
Je le dis à Rowland qui a un geste approbateur.
— Et pendant que j’y suis, fais-je, je peux résoudre le problème numéro 2…
— C’est-à-dire ?
— Nous nous sommes beaucoup demandé, moi en tout cas, pourquoi Elia Filesco avait acheté une voiture française.
— Eh bien ?
— Ce pouvait-être par snobisme, naturellement, mais je crois surtout que c’était pour justifier le chauffeur français aux yeux de… l’extérieur : relations et autres !
Une fois de plus, Rowland acquiesce.
— Cela me paraît probant.
Tiens, voilà qu’il se mouille un peu.
Je souris.
— Vous n’auriez pas une cigarette ?
— Si, mais le médecin a-t-il ?…
— Vous occupez pas du médecin, le corps médical est antinicotine, la chose est connue, pourtant ce sont les meilleurs clients des buralistes.
En soupirant il m’avance un paquet de Waverley. C’est minuscule comme pacson et ça fait cibiche de gonzesse ou de fiote. Dessus on voit en couleur, dans un médaillon, le portrait d’un vieux schnock qui devait être président d’un conseil d’administration en dix-huit cent quelque chose. À y regarder de près, le gnace en question c’est Walter Scott. Ce que c’est de la gloire ! Walter Scott, l’auteur d’Ivanhoé et de… Waverley, c’est-à-dire le premier écrivain écossais (à gauche en sortant du pissoir).
Je pêche une roulée minuscule et je me la colle dans le bec. Rowland me présente la flamme de son briquet.
— Et la dernière souris ? demandé-je.
— De laquelle parlez-vous ?
— De celle avec qui je cohabitais dans ce bon vieux caveau de famille où vous m’avez déniché !
— Elle n’est pas identifiée…
— Elle ne serait pas parente avec la Filesco ?
— Non, mon premier soin a été de faire des recherches dans ce sens, mais elles n’ont rien donné, Elia Filesco n’avait pas de proches parentes…
Il ouvre son portefeuille et me tend un portrait de la morte. Je pousse un petit coup de sifflet admiratif : c’est du grand art ! Du turbin de première catégorie : les mecs de l’identité judiciaire anglaise sont des caïds, y a pas ! Pour arriver à restituer une physionomie humaine à un cadavre d’un mois aussi endommagé que l’était la morte, faut avoir des dons ! Ils ont poussé la conscience jusqu’à la farder. Ça devait pas être folichon comme turbin, je vous l’annonce !
— Vous avez passé cette photo dans la presse ?
— Évidemment.
— Rien ?
— Quelques personnes nous ont suggéré qu’il s’agissait de Filesco. Celles qui n’avaient pas lu le récit de son assassinat… À part ça : zéro !
Je bigle le portrait de la morte. Sans ses yeux clos on pourrait penser qu’elle vit. Je me dis que cette énigme sera à un moment ou à un autre résolue par l’homme qui pulvérise le mystère, j’ai nommé San-Antonio, le seul, l’unique ! Celui qui avale sans dommage la mort-aux-rats et les lames de poignard.
— Dites-moi, Rowland, et l’appartement ?
— Quel appartement ?
— Celui de Whitechapel, le truqué ?
Il hausse les épaules.
— Il est surveillé en permanence, bien entendu, mais absolument personne ne s’est manifesté.
— Vous avez enquêté afin de savoir à qui il appartient ?
— Naturellement. L’immeuble a été acheté par Elia Filesco, voici trois mois. J’ai même réussi à mettre la main sur l’entrepreneur qui a effectué les travaux ; c’est un entrepreneur de Manchester… Il a eu affaire à Filesco, celle-ci lui a expliqué qu’elle aimait se retirer pour écrire, et qu’elle voulait un petit coin caché. Lui a plutôt pensé qu’il s’agissait d’une retraite amoureuse…
— Les habitants du quartier n’ont jamais remarqué d’allées et venues ?
— Non, jamais…
— Avez-vous trouvé dans mon portefeuille la photo du faux Paste ?
Rowland a un air gêné, assez faux-cul. À son attitude je comprends qu’il a farfouillé dans mes pockets, seulement ça l’humilie de l’avouer.
— J’ai effectivement procédé à cette vérification… d’usage, murmure-t-il enfin.
Je laisse flotter sur mes lèvres le sourire que sa réponse provoque.
Il feint de ne pas l’apercevoir.
— Rien donné non plus, la photo ? interrogé-je.
— Rien, on dirait qu’il s’est volatilisé…
— C’est curieux, non, qu’on ne sache ni qui est cet homme, ni qui est la morte du tombeau ?
— Les recherches se poursuivent. Les photographies ont été tirées à un nombre considérable d’exemplaires et diffusées dans les bureaux de police du monde entier…
Je le regarde avec admiration. Oui, chez eux c’est le boulot de vaste envergure.
— Tôt ou tard, fait-il, confiant.
Et il a raison. On ne peut passer au travers d’un filet tissé par Scotland Yard. En effet, tôt ou tard, les identités des deux mystérieux personnages seront percées à jour…
Je cherche encore à mettre de l’ordre dans mes calculs.