— Bien madame…
Je fonce en me disant que la circulation est beaucoup plus facile qu’à Pantruche. À ces heures, la capitale anglaise est peu encombrée, du moins dans ce secteur. Comme j’ai horreur de vadrouiller sans savoir où je vais et, qui plus est, où je suis, je donnerais le bandage herniaire de votre cousin Alfred contre un plan de London…
J’arrive à un grand carrefour au milieu de bâtiments austères.
— Les Banks, murmure Elia Filesco…
J’ai un très bref mouvement de tête afin de la remercier pour le tuyau. Toujours réservé, à ce que vous pouvez voir, le gars San-Antonio…
— Obliquez à droite ! ordonne ma « patronne ».
Et j’oblique. Peu à peu il se produit un phénomène curieux : j’entre réellement dans la peau du chauffeur. Je me sens devenir docile et même soumis. Or ce sont des états que je connais guère ordinairement.
Est-ce la fatigue du voyage et… du reste qui annihile ainsi mes facultés ? Toujours est-il que je me sens passif et content de l’être. Dans le fond, ça n’est pas désagréable d’obéir… Il y a, dans le fait de se soumettre à une volonté étrangère, une âpre jouissance.
Mais ça n’est pas la peine de vous débiter de la philosophie, car vous êtes tellement glandulards que vous n’y pigeriez rien.
— Nous voici maintenant dans Whitechapel ! avertit ma passagère.
Whitechapel… Le coin pauvre, le coin des traîne-patins et des troncs !
— Ralentissez !
Je ralentis.
— Attention, vous allez bientôt tourner dans une toute petite rue ; inutile que je vous dise le nom puisque… vous ne comprenez pas l’anglais.
En effet ! Puisque… Est-ce encore un relent de suspiscion à mon sujet ?
Elle m’indique la ruelle. Je fonce dedans. C’est vraiment minable comme quartier… Tout est noir et tout pue le moisi.
Les pavés sont inégaux et la guinde chahute presque autant que le barlu de tantôt.
Nous passons sous un pont de chemin de fer. Des becs de gaz espacés diffusent une lumière verdâtre que le léger brouillard éponge.
— La troisième maison à gauche ! poursuit imperturbablement Elia Filesco.
Je réprime une grimace. La strass en question est plus que minable. Elle ne possède qu’un étage et c’est tant mieux car, plus conséquente, elle aurait fait des petits dans la rue depuis belle lurette. Déjà on a dû l’étamper avec d’énormes madriers. Ainsi calée, elle ressemble à un vieux clodo à béquilles ou à un barlu en cale sèche.
Les fenêtres sont obscures, à l’exception de l’une d’elles derrière laquelle brille une faible lumière.
— C’est bon ! Attendez-moi, ordonne la femme.
Je la regarde pénétrer dans cette casbah hideuse. Se loquer façon déesse pour venir dans un tel coupe-gorge, faut avoir des idées à part…
Lorsqu’elle a disparu je baisse les vitres avant de la voiture et j’allume une cigarette.
La nico me graisse les rouages de la calbombe. Je commence à gamberger vilain sur le comportement de cette souris. Il a eu foutrement raison, le Vieux : elle maquille des trucs peu catholiques, la Filesco. Dites-moi : commencer à se cogner le nouveau chauffeur sans lui laisser le temps de déballer sa brosse à chailles, c’est un signe, non ?
Et puis venir dans une rue comme celle-ci ! Dans une maison comme celle-là !
Je tète ma sèche mais le tabac m’écœure. J’ai encore la bidoche délabrée par le travail-maison de tout à l’heure. Je balance mon clope et j’attends sagement derrière mon volant. Au bout d’une demi-plombe, je commence à me dire que le turbin de chauffeur, pour agréable qu’il soit, comprend pas mal d’aléas. Faut une drôle de santé pour se confiner ainsi, le derche sur une banquette.
Au bout de trois quarts d’heure mon raisiné entre en ébullition ; au bout d’une heure mon cerveau émet des trucs désespérés sur ondes courtes… Je me catapulte hors de la bagnole au moment où je vais me mettre à hurler d’énervement.
Ils en ont, de la tasse, les larbins stylés qui se branlent les joyeuses pendant des plombes et des plombes en attendant madame qui visite l’exposition canine ou bien qui se fait calcer par le meilleur pote à monsieur ! Faut avoir les nerfs en caoutchouc Mousse, la théière en Duralumin et le sang pâle pour accepter ça… Vaches de stoïciens, ces zouaves ! Ils doivent faire l’élevage des champignons dans leur crâne, probable. C’est pas envisageable autrement !
Et les chauffeurs des officiels ! Ceux qui attendent devant les salles de banquet tandis que leur singe refile de la pandeloque et des accolades au plus vieil ouvrier de France ou à la centenaire de la commune ! Rien que d’y penser, j’en ai des sueurs glacées dans la limace.
Je marche un peu, histoire de briser ma tension nerveuse. Mais c’est une coriace que cette tension-là ! Une seconde cigarette ne l’entame pas davantage. Au contraire, j’ai l’impression qu’elle est toute prête à se rompre…
Je jette un coup de saveur à ma breloque ; voilà près de deux heures qu’elle est entrée dans la carrée, Elia… Et celle-ci demeure aussi inerte et silencieuse qu’auparavant.
Il n’y a toujours qu’une fenêtre éclairée… Et quand je dis éclairée, j’exagère… Simplement on décèle une lueur… Il s’agirait d’une bougie que je n’en serais pas autrement étonné.
Que fabrique-t-elle derrière cette façade croulante ? Une partouzette ? Là, ma vanité en prendrait un coup ! Y aurait de quoi se faire hara-kiri en commençant par la pointe des pieds ! Si elle a encore envie de se faire rigoler le ramasse-miettes après mon turbin spécial, made in France, c’est qu’elle a un haut-fourneau dans le grimpant ; je ne vois pas d’autres explications.
Je me hasarde jusqu’à l’entrée de la cambuse. Une bouffée d’humidité me fouette le naze.
« Voyons, me dis-je, San-Antonio, t’es pas à la hauteur, mon gars. Quand on est en service, on doit dompter son tempérament. Ton job, c’est d’attendre… Alors attends et ne joue pas au locdu ! »
J’essaie de me raconter l’histoire du Petit Poucet, mais comme je la connais déjà, elle ne tarde pas à me faire tartir abominablement…
D’autres minutes s’écoulent encore…
Je grimpe dans la tire et je décide de m’offrir un petit coup de ronflette pour tromper le temps. Paraît que la fortune se pointe en pionçant ; pourquoi pas la Filesco ?
On ne peut pas en vouloir à un chauffeur qui en écrase après avoir montré autant de conscience professionnelle que moi. S’il y avait une justice, elle devrait me faire des cataplasmes et des massages, cette donzelle !
Je m’accagnarde de mon mieux, j’allonge mes pinceaux, j’abaisse ma bâche sur les yeux et je fais abstraction du présent.
Je ne sais pas à quoi je rêve, mais je sais que je rêve…
Et dans mon petit cinéma, il y a des trucs bizarres : des femmes fatales, des coups de seringue, des poursuites en guindes… Un vrai film à la James Cagney ! Avec, naturellement, en sous-impression, la bouille du boss grande comme un portrait de Lénine un jour de défilé sur la place Rouge.
Quand je me réveille, une lueur grise emplit la ruelle. Le jour ! Cette fois il y a du mou dans la corde à nœuds ! La Filesco n’est pas là !
C’est plus le larbin de grande maison qui réagit, mais le flic !
Je bigle les alentours. Quelques mecs à l’air grincheux passent sur des vélos archaïques. Ils ne me jettent pas un regard. Ils ont la hargne des gens qui sortent du pageot en même temps que l’aurore pour aller faire les zouaves dans un endroit morose.
Je bigle la house. La façade est encore plus sinistre à la lumière du jour. Utrillo passerait par là, il planquerait son litre de rouge pour déballer ses pinceaux !