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Je place un caillou dans la carte et je la lui balance.

Il déploie la feuille coloriée et l’étudie attentivement. J’ai une confiance aveugle dans son jugement. N’oubliez pas, bande d’endoffés du paletot, que cet homme est un drôle de crack dans le job. J’ai tendance — et pour cause — à ne considérer que son côté porte-mort, mais je ne dois pas oublier qu’il compte parmi les meilleurs agents secrets du Vieux.

Un assez long moment s’écoule…

— Bon, attaque-t-il… D’après mes calculs, nous nous trouvons à cinq ou six kilomètres du laboratoire… Pour y aller, nous allons couper franchement sur l’est… Il doit y avoir une colline dominée par une tour en ruine à l’horizon… On passe à proximité… Ensuite s’étend une zone marécageuse traversée par une route assez étroite… Cette route est coupée d’une barrière semblable à celle d’un poste-frontière. Il y a un poste de garde près de la barrière… Pour aller au laboratoire on doit passer devant… Sinon il faut se farcir le marécage et c’est très risqué !

— Comment y es-tu allé la première fois ?

— Je m’étais déguisé en soldat… Je parle l’allemand sans accent et, de nuit, ça n’a pas été difficile… Seulement aujourd’hui…

Je me gratte le crâne.

— Nous aviserons sur place ; ensuite ?

— Ensuite on longe la route en question sur cinq cents mètres et on arrive sur un îlot de béton où est construit le labo…

Des murs de deux mètres l’encerclent… Sur les murs il y a une verrière électrifiée…

— Toujours la même question, comment as-tu pratiqué ?

— Je suis entré par la grand-porte, à la faveur de mon déguisement et muni d’un laissez-passer tout ce qu’il y a d’authentique…

— Le Vieux m’a dit que tu avais cassé l’ampoule en sautant le mur !

— Pas le mur : la fenêtre d’une salle d’expérience ; quelqu’un arrivait, ç’a été moins une…

Je gamberge un grand coup, comme on avale une rasade de gnole pour se donner du cran.

— Et tu as vu des gens en sortant ?

— Bien sûr, comme en entrant…

— Dis donc…

— Quoi ?

Je n’ose énoncer ce que je pense. Mais il est intelligent et il extériorise ma pensée.

— Oui, ils ont dû claboter… À moins qu’il n’ait fallu un certain temps d’incubation avant que je sois contagieux…

Je raisonne.

— Tu vois bien, qu’ils ont un antidote à leur truc… Ils ne peuvent risquer une fausse manœuvre ! Eux aussi pourraient casser une ampoule. Ce serait alors un décès en chaîne général…

— Oui… Tu as raison…

— En route…

Nous nous déplaçons tout doucement. Lui s’évertue avec ses deux branches d’arbre fourchues, geignant, soufflant, râlant, traitant la vie de tous les noms les plus péjoratifs tels que : ordure, chameau, député, percepteur ! Moi, coltinant mon harnachement en me demandant ce que je vais bien pouvoir fiche de cet éclopé pour traverser le marais. Me demandant surtout où je vais pouvoir dénicher de la bouffetance, car j’ai les cannes qui jouent de plus en plus la valse lente ! Ça n’a l’air de rien, mais c’est un problo de la plus haute importance. Lorsqu’un zig a faim, il n’a plus une notion très exacte de la réalité des choses. Il ne pense plus qu’à cet estomac vide qui se tortille.

Tout en clopinant, nous atteignons l’orée du bois. À cet instant je m’arrête, interdit. Devant nous se dresse un gars baraqué comme le champion du monde des lourdingues. Il est âgé d’une cinquantaine d’années et il est chauve comme une pierre précieuse. Il porte des fringues de velours et une hache sur l’épaule. Ses yeux sont dépourvus de cils et de sourcils, ses joues luisantes sont imberbes, bref, c’est la ruine de Gillette que cet être-là !

Ses petits yeux clairs sont dardés sur nous comme des canons de pistolet… Il doit trouver notre équipage peu catholique et je vous parie une pierre à briquet contre une pierre tombale qu’il songe plus à prévenir les perdreaux du coin qu’à nous chanter Pas sur la bouche. Pour tout arranger, je parle l’allemand comme un sourd-muet cambodgien et tout ce que je suis capable de faire, c’est de lui montrer mon feu avec une certaine ostentation.

Il commence à se demander si je cherche à le lui vendre, puis il remarque que l’ouverture de l’arme est tournée dans sa direction et il se crispe un brin.

— Parle-lui, crié-je à Larieux. Demande-lui où il crèche, et avertis-le qu’il ne doit pas s’approcher de toi…

Mon pote se met à baragouiner dans la langue qui fit la gloire de Goethe. Le raclé du croûton l’écoute, l’emplacement des sourcils froncé.

Les pensées ont du mal à traverser son cuir. C’est pas du tout le genre intellectuel d’avant-garde, je vous l’annonce. Lui il a appris à lire à la faculté de topinambour de son bled… Quand on le bigle bien, on admet sans plus hésiter que l’homme descend du singe !

Le voilà qui profère quelques paroles gutturales.

— Qu’est-ce qu’il ramène ? je demande à Larieux…

— C’est le garde forestier… Il habite près d’ici… Et il demande qui nous sommes…

— Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

— Je lui ai dit que nous étions des aviateurs belges en route pour Moscou. Notre coucou s’est trouvé mal et nous n’avons eu que le temps de sauter en parachute…

— Ça prend ?

— Tu sais, pour savoir ce qu’il pense ! Tu as vu sa gueule !

— Un vrai cauchemar d’hépatique…

« On va chez lui… J’ai les crocs, moi, et je tiens à bouffer d’urgence sans quoi je vais me répandre sur le gazon…

— Comment vais-je lui expliquer mon… mon cas ?

— Dis que tu es un malade qu’on emmenait en Russie pour le soigner… Tu es contagieux… S’il ne veut pas comprendre je lui expliquerai la chose avec des fleurs !

Nouveau bla-bla entre les deux petits copains… Puis l’homme à la hache hoche la tête, hésite et fait demi-tour.

— Alors ? m’enquiers-je.

— C’est d’accord, il nous emmène chez lui.

— Parfait.

On file le train au Frisé. Il va trop vite pour ce pauvre Larieux… Je me place à la hauteur de notre guide et, avec des gestes appropriés, je lui explique la chose. Il consent à freiner l’allure.

Si au moins on pouvait aider mon collègue… Mais va te faire voir. Je suis obligé de le laisser s’échiner à travers champs… Il endure un vrai calvaire, ce pauvre Larieux. Quand il radinera chez saint Pierre, il aura droit à un ausweis !

Je n’ose penser à ce qui m’attend… Admettons que je parvienne au laboratoire… Pourrai-je m’occuper de ce sacré antidote ? Je ne parle même pas l’allemand pour le demander à ces messieurs ! Non, il faudra que j’envoie le labo dans les nuages avec toute la vacherie biologique qu’il contient… Ensuite, le plus tragique de ma mission restera à accomplir. « Larieux ne doit pas revenir ! », consigne du Vieux. Il ne pouvait m’en donner d’autres en effet. Il est impossible de tolérer la vie d’un être qui sème la mort du seul fait de sa présence, n’est-ce pas ? La cause commune prime avant la pitié !

Je surveille Larieux.

— Tu peux encore marcher ?

Il est décomposé. En quelques minutes, il vient de perdre au moins deux kilos.

— Non, San-Antonio, c’est fini…

— Repose-toi…

— Inutile, je suis fini…

— Tu souffres ?

— Même plus… Il me semble que je n’existe plus, tu comprends ? Je n’ai plus la force de vouloir quoi ce soit, même marcher…

« Sois chic, San-Antonio : passe-moi ton pétard, je m’arrangerai tout seul.