Sur ces entrefesses[2], le frangin se met à brailler sous le lit. Je pars aux renseignements et je constate qu’il vient de prendre un ressort de sommier dans l’œil. Il est temps de le délivrer. Je défais ses liens et il se lève en louchant sur sa sœur qui n’a que le temps de rabattre un drap sur sa géographie.
Pas content, le rouquin. Il commence à le trouver un brin sans-gêne, le pensionnaire. Il baragouine quelque chose à la frangine. Sans doute flétrit-il son comportement et lui parle-t-il de l’honneur familial qui vient d’en prendre un vieux coup dans les baguettes !
— Qu’est-ce qu’il dit ? m’enquiers-je.
— Il me reproche de ne pas avoir donné à manger à la vache !
Je me mets à rigoler comme un bossu. Je claque le dos du grand dadais.
— Ma vieille lampe à souder, lui dis-je, je suis effaré en pensant à la somme de hasards qu’ils a fallu pour que ta mère mette au monde une patate comme toi !
— Was ? demande-t-il à la frelotte.
Elle hausse les épaules.
— Mon frère peut aller à l’étable ?
— Qu’il y aille, mais que cela ne l’encourage pas à faire la vache avec moi !
Le grand corniaud se prend par la main et s’emmène promener. Lorsqu’il est sorti, je louche sur ma tocante. Elle indique huit heures… On en a écrasé toute la journée, la gosse et moi ! À nouveau j’ai l’estom en perte de vitesse.
Tandis qu’elle remet de l’ordre dans sa toilette, comme disent les écrivains 1900 qui croyaient avoir inventé le sous-marin de poche percée ! je vais taper dans la platée de cochonnaille. Ma parole, on se croirait à Lyon ! Un vrai régal !
Je suis en train de colmater ma brèche, lorsque des cris éclatent au-dehors ! Je crois reconnaître la voix de Larieux. Je fonce comme un fou hors de la cambuse et je m’avance vers la remise. Ce que j’aperçois me fait dresser les crins sur le bol. Le rouquin, au lieu d’aller panser la vache, a jugé préférable de s’en prendre à mon collègue. Est-ce pour lui chouraver son fric, ou bien espérait-il trouver un pétard sur lui ? Toujours est-il que les deux hommes sont aux prises. J’en ai une sueur froide ! Le ballot de rouquin n’y coupera pas. Maintenant il vient d’empocher ses virus et dans quelques heures il sera aussi raide qu’un tambour-major anglais ! Et le pire, c’est qu’il risque de nous contaminer.
Je mugis, dominant la vache.
— Halte !
Le rouquin lâche Larieux. Il se retourne, voit mon feu et lève les bras. Il connaît le processus, je n’en espérais pas tant.
Un long silence s’établit alors. Mon pauvre pote suffoque de douleur.
— Le salaud, grogna-t-il… Il m’a foutu un coup de savate sur le crâne… Heureusement, son pied a buté sur le bord du matelas, sans quoi je ne me réveillais plus.
Il se tait, réalisant l’aspect nouveau de la situation.
— Mais dis donc, San-Antonio, il…
Je fais un signe affirmatif.
— Oui… C’est moche… Va falloir le shlaguer, sans ça il repassera la pestouille à l’honorable société.
J’assiste alors à une scène inattendue et fort déprimante, la victime pleurant sur le sort de son agresseur.
De grosses larmes tombent sur la poitrine de Larieux.
— C’est terrible, gémit-il… Terrible… Moi je veux bien liquider un adversaire, mais pas dans de telles conditions ! Oh non, c’est toquard ! Le buter comme une bête malade, dis, c’est pas possible, San-Antonio…
— Que veux-tu faire d’autre !
— Je ne sais pas… Bien sûr, tu as raison… Et c’est ma faute ! Laisse-moi crever, San-Antonio, je t’en supplie. Je ne peux pas continuer à semer des cadavres le long de ma route…
— Ça n’est pas ta faute, mais celle des vachards que je viens interviewer… Ils me paieront tout ça, espère un peu !
Le rouquinos fait toujours les « petites marionnettes ». Il attend, comme seul un Allemand peut attendre… Il est courageux jusqu’au trognon… Il devine que sa peau ne tient plus qu’à un fil et pourtant il ne gémit pas… Peut-être croit-il que Larieux pleure de souffrance ? Il veut opposer sa dignité à nos faiblesses.
Il me vient une idée.
— Larieux, on va se servir de lui…
— Pourquoi fiche ?
— Pour te soigner… Fais-toi arranger ta guibole entre deux planches ; bien ligaturée… Puisque tu parles chleu, explique-lui, au frère !
— Oh ! tout de même, murmure Larieux !
— Ben quoi ! Faut profiter de l’occasion qui s’offre… Allez, au boulot !
Il se décide à expliquer au rouquin comment on confectionne une gouttière de fortune… L’autre pige très bien et se met au turf… En un tournemain il a saucissonné la flûte de Larieux.
— Tu verras, fais-je à celui-ci, ça ira mieux…
Il soupire.
— Mieux ! Comme si je pouvais espérer une guérison…
— Tu m’embêtes avec tes jérémiades. On doit tous y aller, hein ?
« Si ton heure est venue tu l’auras, ton petit jardin sur le bide ; en attendant tu respires, tu y vois clair, t’as chaud ! La lumière, la chaleur, ce sont des vérités du premier degré, mon petit pote, tu saisis ?
— Merci encore, San-Antonio. Tu trouves toujours les mots qui remontent le moral !
Comme l’autre a fini, je le regarde. Il se croit sorti de l’auberge, maintenant. Je préfère ça.
— Dis-lui qu’il me montre le chemin du village ! Je le farcirai loin d’ici…
Larieux traduit au gars… L’autre s’avance. Je me hâte de reculer, toujours soucieux de respecter la marge de sécurité. Il tourne le dos à la cambuse et emprunte un chemin creux qui descend vers la vallée.
— Si la frangine rapplique, dis-lui que son frère est allé au village avec moi !
— Entendu…
Le rouquin marche d’un pas presque militaire. Je suis obligé de forcer l’allure pour lui filer le train.
Nous parvenons à un tournant du chemin et il se trouve caché à ma vue. Je ne presse pas l’allure car j’ai peur qu’il se soit embusqué derrière le fourré et qu’il m’agresse. Non, vous ne voyez pas qu’il me saute sur le paletot ?
Seulement, lorsque je débouche du virage, je vois mon zèbre qui bombe comme l’animal du même nom… Il m’a foutu deux cents mètres dans la vue, le bougre… Si je ne parviens pas à le stopper il est chiche d’ameuter les populations !
Je prends ma respiration aussi fort que la capacité de mes soufflets le permet, et je pique le démarrage Mimoun…
Mais cette grande saucisse doit avoir un moteur deux temps dans les guiboles, car il continue à me semer du poivre… Alors je joue mon va-tout… Je stoppe et je le couche en joue… À cette distance ce serait miracle si je l’atteignais. Je presse ma gâchette une fois, deux fois… Il continue de fuir… J’arrête la pistolade pour continuer ma course… Et soudain, je vois le grand connard qui fait des embardées… Il titube, ralentit et s’écroule…
Qu’est-ce que ça signifie ?…
Je m’approche d’une allure circonspecte… Parvenu à vingt mètres du gars je stoppe… Il remue faiblement… J’aperçois une grande tache rouge dans le dos du garçon… Malgré la distance je l’ai fadé ! Il gratte le sol des ongles, et sa pauvre bouille d’asperge plongée dans du minium se soulève un peu. Je suis obligé de penser que je ne fais qu’abréger une agonie inévitable. Mon feu crache une praline. Il l’intercepte avec le bulbe et il rend sa pauvre âme à Dieu.