Je m’essuie le front. Pour tout vous dire et ne rien vous cacher, je suis moins fier de moi que le jour où j’ai décroché le certificat d’études primaires. Buter un grand puceau comme ça, c’est affolant lorsqu’on y songe ! J’en ai des frissons spasmodiques dans les charnières, mais quoi, je ne pouvais pas agir autrement…
L’endroit où il est tombé est voisin d’une mare… Je cramponne une longue latte de bois qui sert de barrière à un enclos et je m’en sers comme d’une canne à joute pour pousser ma victime à la flotte. Les grenouilles vont se farcir un drôle de clille !
C’est en continuant de faire bravo avec les genoux que je regagne la maison forestière. Je surprends la môme Prends-moi-toute en grande conversation avec mon pote. Elle a respecté la distance heureusement.
Je lui souris.
— Et mon frère ? demande la douce enfant aux seins d’al-bâtre.
— Je l’ai envoyé au village pour me porter un message. Il doit attendre la réponse et ne rentrera que demain matin, ne vous tourmentez pas !
Ces vannes pour avoir le champ libre dans les heures à venir.
Le soir descend par l’échelle d’incendie. Toute la nature subit les derniers feux du couchant. La campagne vallonnée chante allègrement son hymne au soleil Embrasse-moi avant de partir !…
Je conseille à la bergère d’aller sustenter sa vache, laquelle continue de rouscailler lamentablement. Lorsqu’elle a tourné ses jolis mollets, Larieux m’interroge du regard.
— C’est fait, murmuré-je… Maintenant je dois passer à un autre genre d’exercice…
— Lequel ?
— Dis, on n’est pas venu laga pour effeuiller des marguerites, bonhomme ! Comme le dit l’ami Bérurier, « faudrait voir à voir ».
— Tu comptes aller là-bas ce soir ?
— Et comment. C’est pas que je m’ennuie chez le garde, mais je crois sincerly que plus vite on mettra le grand développement, mieux ça vaudra pour tout le monde…
— Eh bien, partons !
Je tique.
— V’là un pluriel qui me paraît singulier, toujours comme dirait Béru ; j’y vais seul, Larieux… Avec ta flûte cassée, tu n’as pas la prétention d’entreprendre une équipée pareille !
— Je connais les lieux…
— Je sais ; aussi tu vas me les décrire en détail…
Il réfléchit.
— San-Antonio, il faut coûte que coûte que je m’approche du labo, lorsque tu seras dans la place, tu auras peut-être besoin de tuyaux… Nous devons donc communiquer… Or, d’ici, la distance est trop grande pour nos appareils… Je vais filer avec toi jusqu’au marécage… Je trouverai un petit coin où me planquer pendant que tu agiras…
— Tu es fou, et si tu te faisais piquer ?
— Alors je serais bien vengé… Tu te rends compte ? Je demanderais à parler à des huiles… Et naturellement je ne leur parlerais pas de mon mal !
Il est surexcité. Ses yeux ont un éclat fiévreux… Je comprends qu’il se tape une température de canasson. Oui, il vaut mieux l’évacuer de par ici… Si sa fièvre montait et qu’il délire, il pourrait faire un tour de ballot !
— Ça va, allons-y, tu m’expliqueras en cours de route comment se présentent les locaux…
Pendant qu’il se remet debout, je vais rejoindre ma conquête à l’étable. Elle est en train de traire son ruminant pour se faire la main. Je l’embrasse et lui affirme que je vais revenir ; seulement je dois évacuer mon blessé… Cette gosseline est plus crédule qu’un nouveau-né. Elle acquiesce docilement. Elle doit croire que je vais l’emmener avec moi quand je partirai et elle se voit déjà installée à Bruxelles, en train de brader des Manneken-Pis miniatures aux touristes.
Je suis à quinze pas mon pauvre Larieux. Depuis qu’il s’est fait ficeler la guitare, il se meut avec plus d’aisance.
Ses deux béquilles l’aident puissamment. La fièvre lui donne des ailes…
Nous marchons au clair de lune à travers les prés et passons au bas de la hauteur où se dressent les ruines d’une tour.
Larieux s’arrête au bout d’un instant et me désigne le ruban blanc d’une route.
— C’est le chemin du laboratoire… Tu vois les lumières du poste de garde dont je t’ai parlé ?
— Je les distingue en effet, près d’un bouquet d’arbres…
— Piquons par les marais…
— On va enfoncer !
— Penses-tu… Il ne s’agit que de contourner le poste, ensuite tu rejoindras la route et je t’attendrai…
Il n’y a pas à protester…
— Utilisons nos talkies-walkies maintenant, de nuit la voix porte…
Nous nous arrêtons pour sortir nos antennes et aussi pour respirer un chouïa.
— Allô, tu m’entends ?
— Oui.
— Bon. Tu m’as dit que les bâtiments étaient entourés de murs munis d’une barrière électrifiée ; et la porte, comment se présente-t-elle ?
— C’est un grand portail de fer… Un second poste de garde se trouve tout de suite derrière.
— Beaucoup de trèpe ?
— Autant que j’aie pu en juger, il doit y avoir une dizaine d’hommes en tout !
— Pas plus ?
— Pour quoi fiche ? Tout est électrifié… Les portes sont munies de signaux d’alerte, les fenêtres itou.
— De sorte que si on essaie de dégonfler un carreau, y a des sirènes qui crient papa ?
— Oui.
— Comment ça s’est passé pour toi ?
— Le jour, les signaux sont débranchés.
— Vu. J’aurais donc un intérêt à agir de jour ?
— Dans un sens, oui. Mais il aurait fallu que tu parles allemand, que tu aies un uniforme, un laissez-passer…
— Donc n’y pensons plus…
Je me perds dans un abîme de réflexions.
— Les savants habitent dans l’enceinte ?
— Oui, en retrait, ils ont un pavillon… C’est une maison moderne peinte en blanc avec des volets à chevrons.
— Et le laboratoire où tu as piqué l’ampoule, où est-il par rapport à l’entrée ?
Il réfléchit.
— En face du portail, il y a une allée principale… Suis-la, c’est le deuxième pavillon à gauche. La salle aux ampoules est la deuxième à gauche également dans le pavillon !
— Facile à retenir…
— À retenir, oui, mais pas facile d’y entrer, San-Antonio…
— Bon, je verrai… On continue ?
— Allons !
— T’es pas forcé d’aller plus loin, tu sais. Je suis certain que nos appareils peuvent se capter à cette distance-là…
— Non, j’ai dit que j’irai jusqu’au marais…
— C’est de la folie. Tu ne vois pas qu’après on soit obligés de déhotter en vitesse ? Comment tu ferais avec ta canne ?
Il se rend à mes raisons…
— Bon. Alors je vais t’attendre là ! Mais prends garde, San-Antonio !
— Je prendrai garde !
Deuxième partie
CHAPITRE VIII
Dans lequel je me prouve que l’amour de mon prochain
passe avant celui de San-Antonio !
Il s’assied au pied d’un arbre. Cette simple opération lui prend un temps infini. Il est visiblement à bout. Ce n’est plus qu’une ombre humaine ; une espèce de fantôme qui s’accroche à une apparence d’homme… Le bout du rouleau ! Cette expression traduit parfaitement l’état dans lequel se trouve Larieux… Son calvaire est effroyable. S’il n’était pas animé d’une ténacité hors calibre, il y a longtemps qu’il aurait fait camarade avec la mort !
Je surmonte comme je peux mon émotion.
Une fois qu’il est acagnardé à son arbre, je fais un geste.