— Sois sage, je serai de retour avant le jour avec ta potion calmante… Tu le reverras Paname, vieille noix.
Fini de jacter. Je descends mon antenne. J’ai grande envie de mouler mon talkie-walkie qui va m’encombrer, mais je décide de le conserver au moins jusqu’aux murs du labo, ne serait-ce que pour prodiguer des paroles réconfortantes à Larieux…
Les mains aux poches, je fonce en direction du marais… De temps à autre je me retourne pour faire un signe à mon camarade, mais c’est à peine si je distingue sa masse accroupie. Me voit-il seulement ?
Je suis à près d’une borne de son arbre, lorsque je l’entends crier. Que lui arrive-t-il encore ? C’est marrant, mais je ne le quittais pas de bon cœur. Quelque chose me disait qu’un nouveau danger le menaçait !
Je fais demi-tour et je reviens vers lui en courant. À mesure que je me rapproche, je comprends ce qui se passe. C’est un chien qui lui est dessus maintenant. Un salaud de gaille du genre berger allemand, bien entendu, et qui doit patrouiller pour le compte des gars du poste. Il a reniflé Larieux et il est en train de lui faire sa fête ! Ce roquet de malheur ne jappe pas… Il gronde avec acharnement et se fout en renaud après mon ami parce que celui-ci ne veut pas se laisser croquer… Mon premier mouvement est de lui tirer une bastos, mais je me retiens à temps. Si je le flingue, le bruit de la détonation ameutera les archers et tout sera foutu, y compris nous !
Je pense à mon couteau. Nouveau hic : impossible d’approcher… Je n’ai jamais lancé le couteau à l’instar des Kid Rafal et autres tordus habillés en cow-boy… Je sors mon ya et le chope par la lame, ainsi que je l’ai vu faire dans les super westerns d’Hollywood. Je le lance. C’est le manche qui frappe le chien. Il a un cri bref et continue de s’acharner sur Larieux.
Que faire ? C’est tout de même tocasson de laisser déchiqueter un homme sous ses yeux.
Alors ça se fait sans que j’aie à le vouloir. Une force irrésistible me pousse en avant. Oubliant toute prudence, abolissant mon rigoureux système de protection, je m’élance vers mon camarade. Il m’aperçoit et, repoussant un nouvel assaut du gaille, il me crie :
— Non, San-Antonio ! Non ! N’avance pas tu choperais la mort ! Arrête ! Arrête, nom de Dieu !
Je n’ai cure de ses paroles. Me voilà contre lui. Je cramponne le chien par son collier, heureusement il en a un. Un collier métallique souple. Je tords la chaînette d’acier et je tire le chien en arrière. Il se débat. Je suis aveuglé par la rage. Je sais que c’est ma vie que je viens de perdre et je tiens à la faire payer chérot à ce sale quadrupède ! Il a beau se tordre, se démener, je me sens armé d’une force implacable. Ma rage froide balaie toute faiblesse de mon être. Je tords le collier, toujours, augmentant ma pression sans effort… Bientôt le chien s’arrête de bouger… Je maintiens mon étreinte près de cinq minutes au moins. Quand je retire ma main, mes doigts sont comme soudés ensemble et le chien est mort !
Larieux me regarde sans mot dire. C’est la première fois que je le vois d’aussi près. C’est curieux comme un visage se modifie suivant qu’on le regarde à dix mètres ou à dix centimètres… Considéré à bout portant, le sien est d’une grande noblesse. Il a des traits d’aristo ruiné, de grands yeux doux malgré leur fièvre…
— Tu parles d’un fumier de cabot, je soupire, pour rompre ce silence gênant. Il t’a amoché ?
— Non, pas trop… Il cherchait ma gorge… J’ai pu le contenir jusqu’à ton arrivée…
Puis il se tait encore et j’ai beau me creuser la pensarde, je n’arrive pas à accoucher d’une syllabe. Je pense que j’ai la crevée dans le ventre maintenant. Dans quelques heures j’irai dans le pays obscur où les héros rejoignent les lâches pour les aider à faire pousser le blé. Finie, la vie, la vie chaude de France, avec ma vieille Félicie attentive, avec mon Paris qui sent bon la femme et le printemps… Des tas d’images défilent dans ma tête… Je revois les marronniers tout neufs après leur taille de l’hiver… Je revois des filles, j’entends leurs rires, leurs soupirs… Je vois un demi de bière mousseuse sur un guéridon de marbre…
— San-Antonio…
La voix est timide. Je fronce le sourcil. Qui me parle ? Oh oui, c’est vrai : Larieux.
— San-Antonio, tu es le type le plus courageux qui ait jamais existé !
Je me relève.
— Penses-tu… T’as jamais entendu parler du baiser au lépreux !
Il me tend la main. Je considère un instant ces cinq doigts délicats, frémissant d’une calme ferveur.
— Serre-moi la main, mon ami, murmure-t-il. Je n’espérais plus pouvoir faire encore ce geste si beau et si machinal !
Je crois que jamais poignée de main n’aura été plus intense.
Ensuite je m’ébroue comme au sortir d’une douche.
— Cette fois, j’y vais… Garde le couteau, au cas où un autre chien viendrait te renifler de trop près !
Et je fonce en direction des marais !
Je parviens en bordure des joncs et là, je m’arrête pour sonder le silence. La nuit est fraîche et belle. J’entends rigoler les gars du poste, sur la droite. M’est avis qu’ils doivent être un peu partis. Nature, dans ce bled ils doivent se faire tartir comme des chefs ! Alors, fatalement, le soir, pour chasser les idées noires ils donnent un peu sur le chnaps. Je décèle même des gargouillements d’accordéon.
Dansez, mes bons messieurs…
Je m’aventure dans les plantes aquatiques. Sous mes targettes il se fait comme un bruit de succion. J’enfonce jusqu’aux chevilles dans de la merdouille. Pour retirer un pied, je prends appui sur l’autre, ce qui l’enfonce de dix bons centimètres. Ensuite il faut recommencer… Plus j’avance, plus la situation devient critique. Je réalise vite que si je persiste à vouloir passer par le marais, j’y laisserai ma sale carcasse faisandée ! Perdu pour perdu, je tiens à faire mon turf avant de canner !
Je me dépatouille donc du marais, et cela me prend près d’une heure…
Au ciel, de gros nuages escamotent la lune, de temps à autre… Si au moins il pouvait faire vraiment noir ! Notez que l’obscurité ne trompe que les hommes. Les clébards s’en battent l’œil. C’est eux que je redoute le plus. Ils galopent sans bruit et vous sautent sur le colbak au moment où vous ne vous y attendez pas. Une sale invention, vraiment. J’en ai toujours voulu aux hommes de mêler des bêtes à leurs sales combines.
J’avance en direction du poste, avec l’espoir que les gardes ne disposaient que d’un chien policier. C’est largement suffisant. D’autant plus que cette route est facile à garder…
En rampant, j’atteins les abords du poste. Dans le petit bâtiment flanquant la barrière, l’accordéon fait rage. Des voix teutonnes scandent un chant guerrier. Pourtant, service, service !
Dehors, j’aperçois un factionnaire dans une guérite de ciment. Il bâille comme le lion de la Metro et regrette visiblement de ne pas participer aux festivités.
J’étudie la situation d’un coup d’œil. Si je parviens à traverser la route, je pourrai peut-être passer en rampant entre la guérite du veilleur et le bâtiment servant de corps de garde.
C’est une chance à courir. C’est téméraire, mais quand on se sait fichu, plus rien n’a d’importance. Mieux vaut clamser d’une rafale de quetsches que d’étouffer misérablement pendant des heures !
Tapi dans le fossé, j’attends un nouveau passage de nuages entre la lune et moi. Jamais je n’ai découvert autant de vérité à l’expression c… comme la lune. Elle me paraît vraiment idiote, cette lune allemande, avec sa bouille toute ronde, un peu bouffée aux mites dans le mitan ! Elle est laiteuse, froide, insensible. Pas même ce petit air ironique qu’elle a en France.