Ensuite je cavale à l’autre extrémité du groupe de pavillons et je place ma seconde cartouche de la même manière. Maintenant je peux crier très haut : « Mission remplie ! » Qu’on m’arrête, qu’on m’écartèle, je m’en moque… C’est fini… Tout va partir dans les nuages. Ils pourront toujours numéroter leurs virus…
Je sue comme un soutier en plein effort. La sueur dégouline sur ma figure comme l’eau coulant sur les parois d’un urinoir.
Je respire très péniblement maintenant. Il me semble qu’une main de fer, immense, m’emprisonne la poitrine… Elle se crispe sur mes éponges… J’ai les tempes battantes… Une nausée morale me triture la brioche.
Je statue sur la conduite à adopter. Que faire ? Essayer de sortir ? À quoi bon ? Pour aller canner dans les marais si je réussis ? Non, j’aime autant sauter avec la baraque. Au moins je serai aux premières loges pour juger de l’efficacité des explosifs. Finir dans un feu d’artifice qu’on a déclenché soi-même, n’est-ce pas exaltant, au fond ?
Quelques minutes passent. Mon immobilité accroît mon mal… Alors je pense à la promesse fallacieuse que j’ai faite à Larieux. Je lui promets depuis trois jours de lui rapporter sa guérison ! Bon Dieu, je croyais le bidonner sinistrement, mais dans le fond, je suis une crêpe ! La guérison est là, à portée de la main… Elle doit reposer aux côtés de la mort : l’une veillant l’autre !
Ah ! ce sacré espoir des hommes ! Cette farouche obstination à vivre coûte que coûte !
Je monte l’antenne de mon appareil… Au moins annoncer la nouvelle à Larieux. Pourvu qu’il soit en état de me parler…
Je susurre, dans l’émetteur :
— Allô ! Larieux ! Allô !
Et sa voix chétive, ruinée, malade, se fait entendre.
— Ah ! enfin… Alors ?
— Alors ça y est, gars, je suis dans la place…
Une silhouette surgit sur la droite, vite je coupe le contact et me plaque contre le mur. Par veine, le garde qui fait sa ronde ne passe pas dans l’allée où je me trouve. Je ferme les yeux pour ne plus le regarder, sachant combien est forte l’attraction d’un regard.
Le bruit calme de son pas décroît dans le silence. Je sonne à nouveau Larieux ; il est très inquiet.
— Qu’y a-t-il ? demande-t-il.
— Fausse alerte. J’ai placé les cartouches en bonne place. Nous sommes au moins certains maintenant que les labos sauteront !
— Dieu soit loué !
— Ce n’est pas le tout. Il me reste vingt-cinq minutes pour dénicher la drogue et sortir de l’auberge. Il y a combien de savants dans cette usine à tuer ?
— Quatre… plus leur personnel.
— Tout le monde crèche ici ?
— Non, le directeur seulement, tous les autres viennent en voiture et logent à la ville voisine.
— Et ce diro, il vit seul ?
— Je l’ignore.
— Bon merci… Je vais me débrouiller.
— Mes vœux t’accompagnent !
Je coupe le contact et je dépose mon appareil le long du mur. Je n’en n’ai plus besoin désormais.
Une ampoule électrique brille au fronton de la porte. Le pavillon du directeur est éclairé au rez-de-chaussée et une lumière brille au second, ce qui m’indique qu’il ne vit pas seul dans cette crèche. J’entends les accords d’un piano.
On joue dans la maison… Si mes connaissances musicales sont exactes, il s’agit du Concerto de Varsovie ou d’un truc qui lui ressemble.
Je regarde autour de moi. La voie est libre. Les pas de l’homme de ronde se sont engloutis dans le silence.
Je m’élance dans la zone éclairée et j’atteins la lourde du pavillon. Je chope le loqueteau, mais la porte est fermée. Pourvu que ça ne soit pas au verrou ! On s’arrange toujours avec une serrure. Mais un verrou, c’est autre chose !
Je chope mon fameux sésame, et je m’explique avec la serrure.
Le cœur fou, j’essaie d’ouvrir. Hourra, ça vient ! Je pousse le battant et j’entre dans un hall sobrement meublé.
Je repousse la porte et j’attends. Le piano continue de musiquer, dans une pièce de droite qui doit être le salon. Je mets mon œil à la hauteur du trou de la serrure. J’avise un type d’une quarantaine d’années, mais aux cheveux extraordinairement blancs. Il a un air froid et triste ; des yeux clairs et un menton proéminent. Vêtu d’une veste d’intérieur bleu ciel, il met tout son cœur dans les touches de l’instrument. Ça, c’est tout un peuple ! Ça fabrique des trucs à détruire le monde, et c’est plus mélomane que Mozart ! Faut toujours qu’ils aient les doigts sur une crosse ou un clavier !
Je tire mon feu, vérifie le cran de sûreté, et j’ouvre tranquillement la porte.
Vous croyez peut-être que le gars grimpe au mur en m’apercevant ? Des nèfles ! Il plaque un dernier accord et me fixe de ses yeux glacés.
Comme je ne prends pas l’initiative de la conversation, il m’interroge en allemand.
— Mille regrets, lui dis-je. Je ne parle que le français !
— Que venez-vous faire ici ? dit l’homme aux cheveux blancs…
Mon contentement est absolu. On va pouvoir s’expliquer.
— C’est à ma vie que vous en avez ?
— Absolument pas !
— Alors pourquoi cette arme ?
Au lieu de répondre, je regarde ma montre. Plus que vingt minutes ! Et encore !
— Je viens vous demander quelque chose. Quelque chose que vous me donnerez si vous ne voulez pas mourir…
— Quoi ?
— Je sais ce que vous fabriquez dans ces laboratoires. Un agent secret a su s’approprier une de vos ampoules…
Là il se dresse à demi.
— Tiens, ça vous intéresse, dirait-on !
— Ensuite ? coupe-t-il.
— Seulement il l’a brisée pendant le transport.
— Non !
Il semble fou d’inquiétude.
— Et alors ?
— Alors il s’est produit ce que vous savez. Il contamine tout le monde. Nous avons limité les dégâts au maximum, mais il me faut de quoi détruire les effets de votre saleté, vous comprenez ?
Un sourire mauvais plisse ses lèvres minces.
— Je regrette, monsieur, mais il n’existe pas de remèdes capables de neutraliser l’action de mon sérum.
Vous parlez d’une déception. Je sens une boule dans ma gorge… J’étouffe… J’étouffe…
— C’est dommage, dis-je… Dommage pour vous, monsieur le professeur.
Une légère inquiétude passe dans son regard bleu.
— Was ?
— Parce que je suis contaminé moi-même… Et le fait que je vous ai approché vous a contaminé aussi !
Nouveau sourire.
— Erreur, en ce qui me concerne, je suis immunisé…
J’ai une grande envie de lui vider mon chargeur dans le buffet.
— Si vous êtes immunisé, c’est donc que le vaccin existe. Il m’en faut et vite !
— Je ne l’ai pas !
— Ça ne tient pas debout ! Vous êtes, vos collaborateurs et vous-même, à la merci d’un accident. Je veux deux doses de vaccin, et en vitesse !
Il secoue la tête.
— Non, monsieur, c’est inutile d’insister, vous devez subir les conséquences de votre curiosité, vous et votre… ami !
Ce qu’il y a d’affreux avec ce type, c’est que visiblement ni mon pétard ni moi ne lui faisons peur. La mort est pour lui une éventualité qu’il accepte avec bonne grâce…
Pas moyen de le toucher… Il est hors d’atteinte ! Je sens les minutes qui grignotent mon destin, et celui de Larieux ! Être si près du but et ne pas aboutir, c’est vachard, convenez-en. Et si vous n’en convenez pas, allez vous faire cuire un œuf d’autruche.