Me voici dans l’allée principale. Dans cinq minutes le truc va avoir le hoquet. Faut les mettre, les potes ! Les mettre en vitesse. Maintenant que je suis immunisé, ça me ferait mal aux seins de dérouiller un paveton sur la coiffe, ou bien de retrouver des parties de moi-même sur le peuplier d’en face !
Je gamberge sec. Si je m’annonce comme un brave, à la grille, avec mon seul pétard, pour intimider les pieds nickelés qui la gardent, j’ai autant de chances de sortir que le chanoine Kir en a de gagner le prochain Tour de France cycliste ! Je dois ruser, et ruser vite. Allons, pas d’affolement, San-Antonio. Cinq minutes, c’est court pour un gars qui a un rendez-vous d’affaires, mais c’est long pour le type qui n’a plus que ce délai pour sauver sa peau…
Du calme ! Pense doucement… Mords bien la situation pour l’avoir dans la rétine.
Ça y est. J’ai une idée…
J’arme l’une de mes grenades et, dans un formidable élan, je la balance par-dessus le bâtiment.
Elle va éclater de l’autre côté, entre le pavillon que je viens de quitter et le mur d’enceinte. Ça fait un baroud terrific. Pourvu que cette déflagration ne précipite pas le mouvement de mes deux autres cartouches ! J’ai le cœur qui se ratatine. Il devient plat et sec comme un porte-monnaie d’Écossais.
Gros chahut vers le poste. Et ça gueule, ça, madame ! Des bruits de bottes comme dans Les Carabiniers d’Offenbach ! Je vois passer une escouade de gardes qui foncent vers le lieu de l’explosion.
Je trotte alors jusqu’au bout de l’allée et j’arrive à la cour en forme de demi-cercle où s’élève le poste de garde.
Pas la peine de biaiser. J’y vais carrément. Les deux hommes qui sont demeurés là se tiennent devant la porte, les mains aux hanches, essayant de voir ce qui se passe en discutant ferme.
Je leur arrive droit dessus. Ils ont un mouvement pour dégainer leur appareil à éternuer du plomb ; mais plus rapidos, je file mon pied dans le bide de l’un, et la crosse de mon eurêka dans la ganache de l’autre. Vous verriez faire ça au ciné, vous diriez que c’est du trucage. Eux ne sont pas de cet avis. Ils s’écroulent, chacun de son côté, l’un en se cramponnant le bide, l’autre en ne pensant plus à rien…
Je leur administre des vaches de coups de latte, au petit malheur. En les voyant « out », je cours à la grande porte de fer. La clé est sur la serrure ; naturellement, cette bâtisse n’est pas une prison, le danger ne peut venir que de l’extérieur. Je tire le portail qui grince… Je fonce sur le chemin qui s’offre à moi… Maintenant ça va péter d’une seconde à l’autre… Il s’agit de faire le grand forcing. Tout mon être est contracté par l’appréhension. Chose curieuse, c’est maintenant que je suis hors du laboratoire que j’ai vraiment les chocotes.
Je fonce de toutes mes forces, sans penser à autre chose qu’à mettre de la distance entre ce funeste enclos et moi…
Chaque mètre franchi, c’est un bon point pour votre San-Antonio chéri.
Soudain, avant que j’aie compris quoi que ce soit, je suis soulevé de terre et balancé dans l’eau fétide du marais. Une fraction de seconde après, pour ne pas dire en même temps, un bruit phénoménal me secoue les trompes d’Eustache ! Je reste inerte dans la vase. J’ai l’impression qu’un souffle embrasé m’a rôti le cuir et qu’un immeuble de douze étages s’est écroulé sur mon dos.
Une nouvelle explosion retentit, plus forte encore que la première. De toute part il pleut des blocs de pierre. Les branches des arbres sont brisées… Un vrai moment d’apocalypse !
Je courbe l’échine en espérant très fort que je ne vais pas déguster un parpaing sur la rotonde. Et puis ça se tasse. À ce cataclysme succède un silence qu’on peut hardiment qualifier de mort. Une odeur de décombres flotte dans l’air à la ronde. Les bêtes de la nuit se sont tues. Il n’y a que la lune qui poursuive, imperturbable, son petit bonhomme de chemin. La lune blanche et triste qui se fout éperdument de la colère des hommes.
CHAPITRE XI
Dans lequel je m’aperçois, non sans amertume,
que je ne suis pas encore sorti de l’auberge !
Ne croyez pas que je sois longtemps euphorique. Dans mon job, les instants d’exaltation sont toujours de courte durée.
Tout en barbotant dans la fange, je me tiens le raisonnement suivant : « Mon gars San-A., tu as réussi ta mission officielle. Maintenant il te reste deux choses à faire : porter le remède sauveur à ton petit camarade, et regagner Paname ! »
Pour cela, il faut franchir, primo, le rideau de gardes, secundo, le rideau de fer ; et ces deux exploits ne sont pas à la portée de n’importe qui. C’est entendu, je ne suis pas n’importe qui — ne me faites pas rougir, j’ai la modestie à fleur de peau. Pour tout dire, je suis même un garçon très exceptionnel sur les bords. Cependant, les heures que je viens de vivre m’ont un peu vidé, et l’ampleur de la tâche restant à accomplir me trouble fortement.
Prévoyant que les mectons du poste routier vont radiner aux nouvelles, je renonce à m’arracher du marais.
Je me trouve en contrebas de la route, dans des ajoncs, et il est impossible de me dénicher là, à moins de recherches systématiques. Vous dire que ma position est confortable serait exagéré. Je préférerais me secouer le lard dans un fauteuil à bascule, au bord de la Méditerranée. Mais ma sécurité primant toute autre considération, je fais, pour employer un vieux cliché, contre mauvaise fortune bon cœur. Et j’attends.
Bien m’en prend.
Trois minutes plus tard, c’est-à-dire le temps de confectionner un œuf coque, une bagnole passe à fond de train, chargée de populo. Ils vont en faire un naze, les troupiers ! Ça va barder pour leur matricule lorsque la commission d’enquête va se pointer dans le circuit ! Y aura de la révocation dans l’air, je vous le promets. Et peut-être même de l’enchristage en série. On ne badine pas avec la mort, de ce côté de l’Europe.
J’hésite sur la conduite à adopter maintenant. Voyons, les arrivants vont constater l’ampleur du désastre. Pour ça, il ne leur faudra pas longtemps, d’après moi ! Ils n’auront qu’une idée : donner l’alerte !
Donc, avant longtemps ils vont repasser ; oui, il vaut mieux attendre encore.
Pour tromper le temps, je pense à plus tard. Quand je serai sorti du guêpier, j’irai rejoindre Félicie, que ça plaise ou non au Vieux !
Et alors, je vous promets que les nanas un peu bien roulées entendront parler de San-Antonio ! « Pastis et Volupté », telle sera ma devise…
Je freine sur les pensées roses pour tendre l’oreille. Un bruit de moteur se fait entendre à nouveau. La bagnole passe dans l’autre sens. C’est le moment de jouer la belle !
Avec peine, je sors de mon bain de boue. Le marais m’a mis un crépi visqueux qui alourdit mes fringues. Mes godasses font un bruit de pompe aspirante et refoulante. Je les quitte pour éviter de faire trop de bruit. Je les attache par les lacets et les pose à cheval sur mon épaule… En chaussettes, je galope sur le goudron de la route. J’avance en direction du poste routier. Je n’ai pas de peine à le repérer : on dirait une fête foraine tellement il est illuminé. Ça grouille. Des gars courent en se criant des ordres… Cette fois, ça n’est pas en rampant que je pourrai franchir le barrage !