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J’avance le plus possible, après quoi, je suis bien obligé de retourner à la fange du marais si je ne veux pas risquer de morfler une volée de prunes.

Je continue de me déplacer dans les joncs. Mais je procède avec une lenteur infinie. Chaque fois que j’enfonce un pied, il fait un bruit semblable à une incongruité d’éléphant. Je gagne encore une cinquantaine de mètres qui achèvent de m’épuiser. Maintenant, je suis à une portée de fusil du poste. Inutile de vouloir faire mieux. Je choisis un endroit pas trop spongieux et je m’y allonge pour voir venir !

Je suis extrêmement fatigué, pourtant, je constate que ma respiration est moins saccadée. Le vaccin du Herr Strupfchose commence à intervenir.

L’œil au niveau du talus, j’observe l’activité du poste. Tous les gardes sont sortis. Ils doivent être une quinzaine environ.

Ils entourent leur chef qui donne des instructions. Puis quatre d’entre eux montent dans l’auto déjà aperçue, et foncent vers la ville. Les autres continuent de palabrer au milieu de la route.

J’ai le choix entre deux solutions : ou bien me planquer et attendre encore, ou bien tenter le tout pour le tout.

La première serait la plus prudente, seulement en l’adoptant je risque d’être bloqué là pendant une période indéterminée. Des renforts vont radiner. La région sera en état de siège… En admettant que je puisse me terrer indéfiniment dans le marécage, on découvrira fatalement mon pauvre Larieux.

Et puis quoi, l’immobilisme ne correspond pas avec ma nature fougueuse. J’ai pas le genre yogi, que voulez-vous ! Moi, faut que je remue !

Le style pont d’Arcole, c’est le mien. Dans les cas graves, j’ai toujours été sauvé par mon culot. Et si j’ai un palmarès amoureux chargé comme un tombereau de betteraves, c’est également à mon esprit de décision que je le dois.

Bien sûr, y a des michetons qui se farcissent des sœurs en leur faisant le coup de la sérénade au balcon ou des soupirs rentrés !

Y en a d’autres qui leur écrivent de l’alexandrin boiteux ; ou bien qui les épatent en leur racontant comment ils ont gagné les trente-deuxièmes de finale de la coupe départementale de foot !

Erreur, messieurs !

Ce que la bonne femme veut, ce à quoi aspire tout son individu, c’est à un jules qui leur dit les paroles qu’il faut en faisant les gestes qu’il faut.

Pas de fioritures, l’essentiel ! L’art, c’est avant tout la sobriété ! Des phrases courtes pour écrire, des traits accusés pour peindre, des paluchages précis pour séduire ! Comme disait Danton (69 deux fois) : pour vaincre il ne faut pas emmener la France à la semelle de ses souliers !

Ça y est, voilà que je m’égare ! Ce n’est pourtant pas le moment ! Je m’extirpe une fois encore de la gadoue et je rampe sur le talus. Je stoppe à l’orée de la zone éclairée, c’est-à-dire à une vingtaine de mètres des mecs !

Il me reste une grenade, et six balles dans mon magasin de quincaillerie. C’est beaucoup quand le hasard est avec vous ; mais c’est peu pour se débarrasser de onze hommes, lorsque vous avez la pétoche.

Heureusement, ces onze hommes sont groupés. Chance inouïe ! J’ai le cœur gros de devoir interrompre leur conversation de cette manière, mais il est des circonstances qui vous empêchent de rester sentimental !

J’arrache avec les dents la boucle de son déclencheur et je jette la grenade en direction du groupe.

Gros boum sur la bourse des gardes-chiourme !

Les gars se couchent comme une rangée de dominos !

Alea jacta est, comme disait Ciceron ! Maintenant je n’ai plus à hésiter, le choix est fait.

Je m’élance sur la route… Il y a du sang partout. La grenade fume encore… Des gars crient, d’autres se tordent sur la route. Dans le brouillard de poudre et l’affolement, ma présence doit passer inaperçue… Je n’ai pas à faire usage de mon feu. J’enjambe des messieurs bien dont la tête est en bouillie. Et je cavale à perdre haleine droit devant moi.

De la course à pince, j’en aurai fait au cours de cette nuit extraordinaire. Après un régime pareil, je pourrai me présenter à Jean Bouin !

* * *

Je m’arrête, hors d’haleine, pour écouter la nuit. Le silence est étalé sur le monde. Comment vais-je retrouver Larieux ?

Je n’ai qu’une idée approximative de l’endroit où je l’ai laissé. Si au moins j’avais conservé mon talkie ! Je pourrais lui parler…

Tandis que maintenant c’est au pifomètre que je me dirige. Et le temps presse vilain ! Lorsque les renforts radineront et découvriront les gardes du poste allongés sur la pelouse, il y aura de méchantes battues en perspective !

Entre nous et le carrefour Richelieu-Drouot, je me demande comment je pourrai me tirer de là lesté d’un compagnon de route dans l’impossibilité de marcher !

Mais j’ai un bon principe qui est celui des hommes d’action et des incapables : ne jamais penser à plus tard ! Seul compte le présent ; oui, le beau présent qui est l’unique bien des vivants ; le présent chaud, frénétique, réel.

Je tremble de la tête aux pieds, comme un pot de gelée en villégiature sur un vibromasseur. La fatigue, la tension nerveuse sont si fortes que j’ai peine à poser un pied devant l’autre. Il le faut bien pourtant. Les gros nuages qui flottaient sous la lune ont fini par gagner le canard, maintenant la noye est obscure comme les projets d’un sadique. Quelques gouttes de pluie tombent parcimonieusement. Il y a de l’électricité dans l’air. Vachement contagieuse, je vous le dis. On m’aurait branché sur le 220, je ne serais pas plus survolté. « Mettez-moi au courant », comme disait le gars qu’on faisait asseoir sur la chaise électrique.

Je m’arrête un bout de moment, manière de me dégager un peu la fraisure. Mais cet air que j’avale est volatil. À peine vous vous en offrez un bol qu’il se barre de vos éponges !

Je file un coup de périscope tournant sur la nature engourdie. À ma gauche, la tour en ruine, toute couenne au sommet de sa colline. À ma droite le marécage perfide, avec ses plantes louches, son odeur de mort et sa faune mystérieuse. Larieux se trouve entre ces deux points. Je l’ai laissé près d’un arbre. Il n’a pu aller bien loin, avec sa flûte sur pilotis !

Je voudrais parler, mais il est dangereux désormais de se manifester. Que je me casse la trompe sur une patrouille et « adieu Dubois » c’est l’infusion au sirop de plomb !

Je me traîne littéralement. Ah ce que j’en ai marre ! C’est rien de le dire. Je voudrais pouvoir m’étendre dans un grand lit de cambrousse, avec des draps qui reniflent la lavande ! Et puis alors pioncer, pioncer jusqu’à ce que les coqs chantent…

Tout doucettement, pour moi seul, je hèle !

— Hé ! Larieux ! Laaaarieueueux !

Mais nature, seul le bruit grinçant de ma respiration répond à cet appel. Je retrouve le cadavre du chien étranglé, mais pas de Larieux !

Alors une rogne sourde s’empare de moi. V’là que je me fous en boule contre lui. Je lui en veux de rester caché. Pourquoi ne se dresse-t-il pas devant moi ? Pourquoi n’appelle-t-il pas le petit San-Antonio d’amour ? Je veux bien qu’il fasse noir, mais je suis visible, non ? Un beau gosse comme mézigue, ça se repère de loin, même la nuit ! Alors…

Tout bas, je l’injurie.

— Espèce de cloche ! Pourquoi te caches-tu ? Tu te décomposes, hé, ballot ! Tu te figures que c’est le moment de jouer à cache-cache ? Ou bien t’as les jetons ? Hein ? C’est ça, t’as les cannes ! T’as entendu le badaboum de l’explosion. T’as gueulé dans ton talkie et comme je ne t’ai pas répondu, tu t’es figuré que j’étais parti en brioche avec les éprouvettes ! Tu te sens seulâbre, tu…

Je termine sec le chapitre des invectives. Larieux, je le découvre soudain. Et en l’apercevant je comprends pourquoi je ne l’ai pas repéré plus tôt. Je cherchais quelqu’un d’allongé, or il est debout. Oui, debout contre un tronc d’arbre. Mais ses pieds ne touchent plus le sol ! Il s’est pendu avec les cordes qui ligotaient sa jambe cassée. Oui, pendu ! Voyant que je ne répondais plus à ses appels et me croyant mort, il a eu le grand coup de flou. La vie lui a été insupportable. Il a atteint le bout de la nuit !