La boîte de bois est dans ma poche droite. Il faut que je trouve une astuce. Il le faut ! Il le faut ! Je ne dois pas laisser ces échantillons de mort dans leurs sales paluches !
Ils me collent un canon de sulfateuse à musique dans le râble et me gueulent d’avancer. Je ne pige pas le chleu, mais je comprends pourtant. Il y a des moyens d’expression internationaux.
Je fais un pas, deux pas… Puis je me prends intentionnellement le pied dans une motte de terre et je dégringole, les bras toujours levés. Je me laisse choir de tout mon poids sur la boîte. Je la sens craquer sous ma viande… Pour parachever le turbin, je feins une mauvaise reprise d’équilibre et je finis de l’écraser. Voilà, maintenant ils ont le bonjour. Ils peuvent faire de moi ce qu’ils voudront, le travail est terminé.
À coups de pied, ils m’invitent à me remettre droit. Ensuite c’est la marche jusqu’à une route où une voiture militaire est stationnée. On m’y fait grimper. Je suis coincé entre deux gros types qui puent la sueur. Sur la banquette, en face de moi, deux autres mectons me font vis-à-vis, avec le gaille entre eux deux ! Fumier de cabot ! Si au moins il avait eu un rhume de cerveau !
C’est à cause de son renifleur que je suis dans la mistouille !
Personne ne parle. Le bahut roule sur le mauvais chemin à une allure rapide. Le chauffeur se moque de ses amortisseurs comme de sa première choucroute. Personne ne moufte. C’est le grand silence vert-de-gris. Ils me regardent à peine, mais quand je croise les yeux de l’un d’eux, j’y lis autant de tendresse que dans ceux d’un loup affamé.
Ma sieste m’a un peu reposé. Heureusement, car le moment est venu de collationner mes idées et de les grouper dans le tiroir d’en haut ! S’agit de carburer au phosphore, mes petits agneaux !
Voilà comme l’enfant se présente : je suis coincé en flagrant délit d’attentat contre la sûreté de l’État allemand. J’ai bousillé une chiée de mecs, des installations d’une importance capitale ! Ce qui me vaudra la peine du même nom, soyez-en persuadé !
Ils ne me feront pas de cadeau. J’ai sur moi un matériel très insolite, deux passeports belges ultrabidons, et un revolver chargé.
Plus qu’il n’en faut, vous le comprenez bien malgré votre air comte et votre vue basse, pour avoir droit à un régime très particulier.
La guinde continue de valser sur le mauvais chemin pendant un certain temps, puis nous quittons les fondrières de cette voie rurale pour le macadam d’une nationale.
On approche d’une grande ville. Y a de la circulation. Je me sens un peu désemparé. J’ai horreur qu’on me réveille en sursaut, c’est congénital. Je vais être en renaud toute la matinée.
On traverse des faubourgs populeux. Puis on entre dans une sorte de vaste caserne où des tordus en treillis font la manœuvre…
La voiture traverse l’immense quadrilatère de bout en bout pour stopper devant une porte grillagée.
On me fait descendre. Toujours à coups de latte dans les bas morcifs, on me propulse par des couloirs sinistres. Je gravis un escalier. Et me voici enfin dans un immense bureau très administratif. Il y flotte le même remugle que dans les ministères français. Une senteur fade de papier moisi et de poussière chaude.
Un banc vernissé court le long d’un mur blanchi à la chaux. Mes gardes du corps me font signe de m’asseoir. C’est très aimable à eux.
Je pose donc ma partie dodue sur la planche, et j’attends la suite des événements. Je suis nerveux comme un steak de restaurant à prix fixe, et pourtant, tout au fond de mon être, il y a une sorte de paix. Celle que procure le travail bien fait.
L’homme est sur terre pour marner, y a pas d’erreur. C’est là sa vérité quotidienne. Maintenant, si vous trouvez que je philosophe trop, attrapez les Pensées de Pascal pour vous reposer la gamberge.
Mes tortionnaires (un mot traduit de l’allemand) me surveillent étroitement. Ils conservent leurs mitraillettes à la main, tout comme s’il s’agissait d’une paire de gants. Vraiment, avec la meilleure volonté du monde, je ne peux rien espérer. Un geste de ma part, et ils appuient sur leurs gâchettes.
Attendons !
Vingt minutes s’écoulent, et un type fait son entrée, salué par un claquement de talon général. L’homme est jeune. Trente berges au plus. Il est grand, mince, avec une tronche de brochet et un regard énorme. Des lunettes cerclées d’or, aux verres extrêmement bombés sont à l’origine de ce regard proéminent.
Il s’approche de moi, m’examine comme si j’étais une pépite anormale, puis il bajaffe avec l’un des jules.
Ensuite il m’apostrophe en allemand.
Je hausse les épaules et me tapote les radars de poche pour lui signifier qu’il aurait meilleur compte de s’exprimer en malgache.
La Tête-de-Brochet donne alors un ordre. Et deux costauds se mettent en devoir de me fouiller.
On extirpe mes richesses de mes fringues, on les étale sur un bureau où l’arrivant en prend connaissance. Il s’intéresse principalement aux passeports. Les ayant dûment vérifiés, il me sourit.
— Belge, n’est-ce pas ? demande-t-il en français.
Son accent est considérable, néanmoins il manie notre langue sans bavure, je m’en rends vite compte.
— Oui, réponds-je.
— Pour le compte de qui travaillez-vous ?
— Pour le mien. J’ai l’esprit artisanal !
— Je pense que nous avons autre chose à faire qu’à plaisanter ?
— Vous peut-être ! En ce qui me concerne, ma tâche est finie et je peux me le permettre.
— Vous vous appelez Van Debruck ?
— Il en est question sur mes papiers !
— De faux papiers, naturellement ?
— Qui sait !
— En somme, la plaisanterie constitue votre moyen de défense ?
— Je ne me défends pas !
— Vous en avez besoin, pourtant.
— Beaucoup trop besoin ! Ma cause n’est pas défendable !
— Donc vous vous rendez compte de l’énormité de votre acte ?
— Bien sûr, où serait le charme ?
Il lève le bras et me retourne une mandale qui me fait voir une merveilleuse comète que les astrologues avaient perdue de vue depuis 1889.
Ma tronche vibre comme une corde de guitare.
— J’entends que vous changiez d’attitude ! aboie le Brochet.
— Si vous me frictionnez les oreilles de cette manière, moi je n’entendrai bientôt plus rien !
— Qui vous a payé pour exécuter ce coup de main ?
— Je travaille à l’œil… On me nourrit et c’est tout !
— Je vous parie que vous parlerez !
— Qu’est-ce que je fais depuis un moment ?
Il a un sale sourire. Vraiment le sourire de l’homme sur le point de vous arracher les yeux avec une cuillère à café.
— Vous parlerez du sujet qui m’intéresse…
Je hausse les épaules.
— Mon brave homme, vous avez intérêt à me faire fusiller tout de suite.
— Oh ! rien ne presse… Nous avons du travail à faire, vous et moi, avant d’en arriver là. Une dernière fois, vous renoncez à répondre à mes questions ?
— Définitivement !
— Je vous préviens que vous le regretterez avant longtemps.
— Tant pis.
— Nous avons des moyens très efficaces de rendre un homme bavard.
— Eh bien, employez-les !
Ceci dit, je n’en mène pas large ! Il se prépare pour moi un très vilain futur.
La Gueule-de-Brochet dit encore des choses à ses sbires et on me fait grimper un nouvel étage. Là, un type en blouse blanche me fait foutre à loilpé. Il me pèse, me photographie, me mesure, prend mes empreintes…