Ces multiples opérations terminées, je suis enfermé dans une cellote pas plus grande qu’un buffet de cuisine. Pas de fenêtre : une simple bouche d’aération. Et une porte tellement blindée que les coffres-forts Fichet, en comparaison, ressemblent à des boîtes de sardines !
CHAPITRE XIII
Dans lequel je constate que l’homme prévoyant
doit toujours prévoir l’imprévisible
Je mijote dans mon trou une bonne partie de la journée. Vers midi — on m’a laissé ma montre — j’espère qu’un geôlier va m’ap-porter de la tortore, mais je reste sur ma faim, c’est le cas de le dire. Pas le moindre quignon moisi ; pas le plus léger brouet…
Le Zéro et l’Infini, quoi ! Sans doute veut-on me sous-alimenter pour me rendre plus vulnérable. Ces tarteries savent qu’un type affamé n’a plus son self-contrôle.
N’ayant rien à jaffer, je ronge mon frein. Attendons. Ils vont bien se manifester à un moment ou à un autre.
Mais les heures passent et je demeure plongé dans ce néant exigu. Pas de lumière, pas de bruit. Si j’étais enterré vivant, ce serait exactement du kif !
Assis par terre dans un angle de ma cellule (elle n’a du reste que des angles), je pense que, selon toute vraisemblance, je vais cette fois être bonnard pour engraisser les astects !
Ma saponification est en bonne voie !
Calancher à mon âge, c’est triste. Ça l’est à tous les âges, notez-le ! Seulement on a toujours tendance à croire qu’on va passer à travers les mailles. Chacun se demande si le Barbu ne va pas se décider à créer pour le nouveau salon le modèle immortel. Pas de l’immortel d’Académie, non, qui, par principe et par esprit de contradiction est sacré immortel au moment où son menuisier favori lui prépare un chouette lardeuss en chêne massif avec poignées d’argent pour la commodité du transport ; mais de l’immortel pour de vrai. Du qui ne lâche jamais la rampe !
Je pense très fort aux bons moments de ma vie : les petits plats et la tendresse de Félicie ; les filles, bien sûr… les prouesses exécutées dans ma partie… Un vrai kaléidoscope de poche ! Du soleil sur la mer ; du ciné en couleur…
Enfin, quoi : il faut bien se résigner à fermer la boutique un jour ou l’autre ! Comme disait un veau ami de Bérurier : « On ne peut pas paître et avoir tété ! »
Je m’efforce de surmonter ma mélancolie. Je m’offre même un roupillon ; seulement les crampes d’estomac m’empêchent d’en écraser longtemps…
De temps à autre, je gratte une allumette bougie et je regarde l’heure à mon oignon.
À quatre heures, je suis alerté par un bruit de pas dans le couloir. Ce bruit stoppe à une certaine distance de ma porte. Et pourtant, je perçois à l’extérieur de celle-ci comme une sorte de grattement menu. On dirait qu’on frotte le chambranle au moyen d’un bâton. Qu’est-ce que ça signifie ?
Ce bricolage insolite continue un bon moment. J’entends grincer le verrou par menues saccades, puis une voix gutturale, qui n’est pourtant pas celle du Brochet, crie en français :
— Poussez la porte, monsieur San-Antonio !
Ça me file un frisson dans le dos. Ils ont eu vite fait de dégauchir mon identité véritable, partant de ma photo. À cette désagréable surprise succède une autre surprise, plus troublante : pourquoi me demande-t-on d’ouvrir moi-même ma porte ? Est-ce un piège ?
Pour savoir je file un coup de pied dans la lourde. Le vantail part contre le mur. J’avance la tête. J’aperçois une longue perche par terre. À l’autre bout de ladite perche, il y a un soldat pourvu d’un masque. Derrière lui, très en retrait, un petit groupe d’individus que je n’ai pas encore vus.
L’un d’eux hurle :
— Avancez, San-Antonio ! Vous prendrez le premier couloir à gauche. Pas un geste inconsidéré ou nous ouvrons le feu sur vous !
Je m’arrête dans l’encadrement.
— Que signifie cette mascarade ?
— Elle signifie que vous êtes contagieux ! Tous ceux qui vous ont approchés depuis ce matin sont morts ou à l’agonie !
Je chancelle.
— Quoi !
— Vous m’avez entendu. Obéissez !
Obéir ! Il en est bien question ! La révélation que vient de me faire le zigoto m’abrutit littéralement. Contagieux ! Le mot a quelque chose d’insoutenable ! Je suis contagieux ! L’enfoiré de Herr Duchnock m’a inoculé sa vacherie. Je porte la cerise sur moi comme la portait Larieux. J’ai repris son flambeau de mort. La drogue du chef de laboratoire m’a peut-être évité la mort, mais elle m’a cloqué la bonne semence ; celle qui distribue les permis d’inhumer !
— Avancez !
J’hésite. Tout à coup, ce trou obscur dans lequel je croupissais me paraît être un havre de grâce. Il constitue un îlot de sécurité à l’intérieur duquel je me sens intangible.
— Venez donc me chercher ! lancé-je… J’ai encore du virus en rabe pour les amis !
Je ne puis retenir un sanglot rentré pareil à un hennissement. Je sais, maintenant, ce que pouvait ressentir Larieux. Je comprends qu’il ait préféré faire camarade avec l’infernale existence.
Je m’assieds dans la cellule. C’est fini. Je ne suis plus qu’un semeur de mort.
— Sortez immédiatement !
— Je vous dis de venir me chercher !
Mon rire part sans que je le désire. Il est faux à hurler, grinçant comme une girouette rouillée.
— Eh bien venez, quoi ! Je croyais les Allemands courageux !
Un silence me répond. Un silence que je sens fertile en décisions nuisibles.
Un peu de temps s’écoule. Je demeure prostré dans mon gourbi. Puis, tout à coup, un truc rond explose devant ma porte avec un vlouff de sac en papier crevé. Un nuage de fumée grise, dense et âcre s’en échappe et se répand alentour. Bientôt je n’y vois plus clair. Je tousse comme un sanatorium et je pleure comme un enterrement.
O.K., c’est de bonne guerre, ils me délogent de mon terrier avec un engin fumigène ; ainsi procède-t-on avec les furets.
Je sais illico que toute résistance est impossible. Je sors en levant les fumerons.
La voix gutturale traverse le brouillard. Je la reçois mollement à travers ma torpeur.
— Tournez à gauche… Ne venez pas sur nous ou nous vous abattons !
Je marche sans trop savoir pourquoi dans la direction indiquée. La voix invisible à cause de l’écran de fumaga continue de me refiler des directives auxquelles j’obéis.
— Continuez tout droit !
Je continue.
— Vous voyez une porte ouverte ? Entrez par là ! Refermez la porte derrière vous !
J’entre, je referme la porte. La pièce dans laquelle je viens de prendre place est petite. La paroi du fond est constituée par une vitre très épaisse à travers laquelle j’aperçois une autre salle plus grande et garnie de siège.
En somme, il s’agit plutôt d’une grande pièce séparée par une vitre. Mon côté est meublé d’une table supportant un micro et d’une chaise.
Au bout d’un moment je vois, de l’autre côté de la vitre, entrer l’escogriffe qui parle si joliment le françouze. C’est un zig qui ferait avorter une tigresse. Il a une bouille minuscule avec des douilles en brosse à chiendent et un regard peu commode. Il s’assied dans la pièce et ramasse le fil d’un micro à terre. Il porte la passoire à ses lèvres.
— Vous m’entendez, San-Antonio ?
— Merveilleusement.
— Vous venez d’ajouter une dizaine de victimes à la liste des précédentes…
Je le regarde en rigolant.
— La prochaine fois, je tâcherai de faire mieux !
Bizarre, cet interrogatoire à travers la vitre. Celui qui a pris la direction des opérations est encadré par deux militaires habillés en soldat. Chacun de ces deux messieurs tient délicatement dans ses bras une mitraillette au museau noir.