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Je secoue la tête. Le voilà parti dans les discours tricolorisants. Si je le laisse faire, il va nous faire jouer La Marseillaise par la musique de la garde républicaine.

— Je suppose qu’il faut agir vite ?

— Le plus vite possible… À tous les points de vue. Larieux est dans un état dépressif qui me fait craindre le pire. S’il mettait fin à ses jours, tout serait perdu !

— Où est-il ?

— Dans un pavillon isolé à Beaujon. Je crois que c’est là-bas que vous devez installer votre P.C. pour entreprendre les préparatifs. J’ai alerté le ministère de l’Air. On mettra un appareil à votre disposition. Vous avez carte blanche. Je vous demande surtout une chose : n’oubliez jamais que Larieux est un danger vivant ! Un danger de mort ! Pour vous comme pour ceux qui pourraient l’approcher. Nous ne devons plus risquer de vie humaine. Agissez en conséquence. Vous avez carte blanche, mon cher ami. On ne vous marchandera ni argent ni main-d’œuvre. Vos ordres seront exécutés sans discussion aucune… Seulement, lorsque vous « travaillerez » en Allemagne, songez que la France est en dehors du coup, n’est-ce pas ? En cas de coup dur, ne l’oubliez pas !

— Soyez sans crainte, patron !

Il me serre la main un sacré bout de temps, comme deux personnages officiels le font devant la caméra de la télé pour faire croire à ce connard de public qu’ils s’adorent.

Je m’en vais, tête basse, avec le sentiment pénible qu’il vient de me choir un turbin de première classe sur le dôme !

CHAPITRE II

Dans lequel, en remontant le moral de Larieux,

j’envoie le mien au rez-de-chaussée

De retour à mon bureau, je considère ma valoche avec une tristesse si hideuse que Françoise Sagan renoncerait à la saluer !

Bérurier examine sa mappemonde dans un morceau de miroir. Plus il se regarde, plus je trouve qu’il ressemble à une tête de veau cuite à l’eau. Son teint gris-jaune accentue le mimétisme.

— Alors ? questionne-t-il. T’as un boulot neuf, mec ?

— Tout neuf, Gros… Tellement neuf que j’ose à peine y toucher.

Je décroche mon bignou et je demande au standard qu’on me fasse préparer une bagnole avec chauffeur. Je me sens las, mou, flottant et j’ai envie de me reposer le plus possible.

Aujourd’hui, l’existence ressemble à la hure de Bérurier. Y a des jours où l’on se demande à quoi elle sert. On se dit qu’il devait y avoir un mode d’emploi mais qu’il a été égaré au cours de la livraison.

Le Gros continue de faire sa connaissance devant l’éclat de miroir ; si j’en juge à sa mine satisfaite, il doit être son genre. Tant mieux. C’est réconfortant de trouver des individus capables de coltiner vaillamment une frime comme la sienne. Lui il est moche, cradingue, cornard et pourtant la vie lui semble une merveilleuse aventure. Il est archibon pour le service humain. Il n’est pas perméable à la notion de précarité qui ruine tant d’esprits maussades, dont le mien quelquefois.

* * *

À l’hôpital Beaujon, je rencontre le directeur. Avisé de ma visite par les soins du Vieux, il m’attend fébrilement. Son étrange pensionnaire le consterne. Il n’a visiblement pas fermé l’œil depuis l’arrivée de Larieux dans son hostellerie.

— Monsieur le commissaire, s’écrie-t-il, je vous en conjure, débarrassez-moi de ce client ! Vous rendez-vous compte du danger qu’il représente ? Supposez un instant qu’en proie à une dépression nerveuse il oublie toute prudence et se mette à déambuler dans mes services !

— Rassurez-vous, fais-je, je prends tout en main à partir de maintenant. Pouvez-vous mettre à ma disposition une pièce dont la fenêtre ferait face à celle de Larieux ?

— Mais certainement. Je vais vous faire conduire dans une chambre du pavillon H… Vous serez ainsi à une trentaine de mètres du malade…

— Il y a un téléphone intérieur me permettant de communiquer avec lui ?

— Oui.

— Parfait. Je vous serais reconnaissant de m’envoyer chercher des lunettes d’approche… Ce sera tout !

Il accède à ma demande et me conduit lui-même à la chambre annoncée. Celle-ci comporte un lit, une chaise, une table de chevet. Elle sent le fade et la maladie. Je suis de plus en plus déprimé.

Le directeur ouvre la croisée et me désigne une fenêtre en face de la mienne.

— Vous voyez, c’est la quatrième en partant de la gauche ! Il occupe la chambre 87, vous n’aurez qu’à la demander à la standardiste… Plus besoin de rien, monsieur le commissaire ?

— Non, c’est parfait.

— Je suis à votre disposition…

Il se retire et je reste seul avec mes lunettes d’approche et le poste téléphonique.

Je contemple un instant la fenêtre indiquée. Ses vitres dépolies interceptent le regard. C’est une fenêtre comme les autres. Qui pourrait croire, en la regardant, qu’elle cache l’un des secrets les plus troublants de la science moderne ?

Je grommelle :

— Salauds, va !

C’est aux hommes que je m’adresse. Aux hommes en général, ces sales bipèdes qui ne savent plus qu’inventer pour se détériorer. Le Bon Dieu leur a refilé le plus beau de tous les biens : la vie ! Et eux, en compensation, se mettent le bulbe en survoltage pour semer le plus tocasson de tous les maux : la mort !

En soupirant, je décroche le combiné. Une gentille voix de femelle fait « Allô », et je lui dis de me passer le 87. Je ne peux voir son minois, évidemment, pourtant à la façon dont elle répète « le 87 » je sens qu’elle fait la grimace.

Un court silence suit, puis Larieux décroche. D’une voix sans timbre il grogne :

— Oui ?

— Larieux ?

— Oui.

— Ici San-Antonio !

— Bonjour…

Il paraît totalement amorphe. Je lui annoncerais que je suis le maréchal Tito, ça le laisserait aussi froid… Ma mission commence. Avant tout je dois lui remettre le moral au beau fixe, c’est ce qui urge le plus.

— Écoutez-moi bien, Larieux. Je suis chargé depuis tout à l’heure de m’occuper de vous…

— Alors soyez gentil, dit-il, faites-moi parvenir un pétard, que je me fasse sauter la caisse une bonne fois.

Ça me donne l’allant nécessaire.

— Ça, mon vieux, c’est la solution la plus facile. On peut toujours l’employer… Mais j’en ai une autre à vous proposer…

Un court silence.

— Vous m’entendez, Larieux ?

— Oui.

— Commencez par ouvrir votre fenêtre que je voie un peu votre gueule.

— Où êtes-vous ?

— Dans le bâtiment, juste en face de vous… Et j’ai des jumelles marines…

La fenêtre s’ouvre. Je braque mes lunettes d’approche sur lui. Il a une figure décomposée. Il ne s’est pas rasé depuis trois jours et sa barbouse profuse lui donne l’air d’un homme des cavernes, en plus négligé.

— Je vous vois très bien, mon vieux… M’est avis que vous faites une bouille trop déprimante.

— J’ai ce qu’on appelle une tête de circonstance, San-Antonio. Ce qui m’arrive…

— Écoutez, je me doute que depuis trois jours vous avez gambergé à ça de fond en comble, alors si vous voulez bien, larguons le passé, un peu le présent, et tournons-nous vers l’avenir !

— Un type comme moi n’a plus d’avenir.

— Seriez-vous une lavasse ! On m’avait pourtant annoncé un crack !

Je ne le quitte pas de la lorgnette. Il baisse la tête et des larmes coulent dans sa barbe.

— Je me doute de ce qui se passe sous votre chignon, vieux frère. Maintenant il faut agir !