Ils ont compris. Je leur sais gré de ne pas me poser de questions ; ils ont du mérite à s’abstenir, vu le paquet d’ahurissement que je viens de leur coller sous le casque !
Je vérifie mon équipement. Je porte par-dessus mon costume de ville une combinaison de mécano ; dans les poches, j’ai mon matériel complet d’aventurier : un revolver de first quality avec trois chargeurs, deux grenades à main, deux cartouches d’explosif, une corde en Nylon pourvue d’un grappin pliant, un flacon de scotch et un paquet de marks dans mon passeport belge établi à un faux nom. D’une main je tiens le porte-voix, de l’autre la loupiote.
La lumière s’éteint dans le pavillon de Larieux.
J’embouche le porte-voix.
— Attention ! lancé-je aux bourdilles qui cernent le bâtiment.
Ils ont des consignes précises. Ils savent qu’à aucun prix ils ne doivent laisser Larieux s’approcher d’eux. Notez que j’ai confiance en mon malheureux collègue. Mais l’humain est faible. Un homme dans sa situation peut perdre la tête… Voilà pourquoi il est bon de tout prévoir.
Une haute silhouette sort du pavillon H. Cette silhouette, les gars, c’est celle de la mort en personne. Oui, la mort sous les traits de Larieux…
Il est sanglé dans un imperméable, coiffé d’une casquette sport et il a un cache-col enroulé devant la bouche.
Il fait quelques pas vers le centre de la cour, hésite, s’arrête. J’embouche encore mon porte-jactance.
— L’auto est à droite du bâtiment, Larieux. Installez-vous au volant et faites tourner le moteur… Lorsque vous serez paré, lancez un signal de phares…
Il obéit. Rien n’est plus tragique que ce grand garçon qui marche d’un pas calme à la voiture. La portière claque. Le moteur ronfle… Appel de phares. Tout va bien.
Je prends place dans la tire de la Grande Cabane et je donne l’ordre de décarrer… Les motards ouvrent la marche… Nous suivons… La traction noire s’ébranle à son tour. Je la surveille par la vitre arrière.
Loin, derrière, les deux phares des seconds motards zigzaguent dans l’obscurité…
Nous allons chercher les boulevards extérieurs et nous les suivons jusqu’à la porte de Versailles. Ensuite nous empruntons des petites voies secondaires, absolument dégagées à ces heures, qui nous conduisent à Villacoublay, terrain choisi pour notre envol.
Quelques projecteurs ont leur rayon braqué sur un Dakota rangé en bordure de la piste. Des hommes s’affairent tout autour. Je fais un signal à Larieux avec ma loupiote. Il stoppe sur le terrain. Les motards nous ont lâchés et attendent, à proximité de l’entrée du camp d’aviation.
Je descends de ma voiture et je dis à mon chauffeur de mettre le grand développement. Ensuite j’ai recours à mon entonnoir.
— Larieux, vous m’écoutez ?
Il crie : « Oui ! » Sa voix déchirée par la brise nocturne est pitoyable comme une plainte.
— À l’arrière de la voiture, vous trouverez un jerrican d’essence. Arrosez votre guinde et dirigez-vous vers l’avion. Vous stopperez à une vingtaine de mètres de ce dernier ; je vous donnerai d’autres instructions ensuite.
Tous les personnages qui assistent à cette étrange aventure suivent Larieux d’un regard anxieux. Nous le voyons s’affairer autour de l’auto… Il asperge la traction d’essence. Un instant passe, rien ne se produit… Il fait quelques pas dans ma direction. Instinctivement, ma main droite saute sur la crosse de mon pétard.
— Que se passe-t-il, Larieux ?
— Je n’ai pas d’allumettes, crie-t-il…
Je regarde autour de moi.
— Bon, attendez, je vais aller en poser dans l’herbe, je laisserai la lampe électrique allumée à côté de la boîte pour que vous la trouviez plus facilement.
Il attend. Les pans de son imperméable flottent dans le vent. Je coupe sur la droite pour le contourner et je pose la boîte d’aloufs promise sur l’herbe pelée du terrain.
— Allez-y !
Il va ramasser les allumettes. Quatre minutes plus tard, un large brasier bondit dans la nuit claire, s’enfle, pétille… Larieux, comme indiqué, se dirige vers l’avion. Il s’arrête à bonne distance du zinc et attend. Je demande au pilote s’il est prêt. Il répond par l’affirmative.
— Alors, grimpez, lui dis-je. Notre passager doit prendre place en dernier ressort, c’est préférable…
Lorsque le pilote est à son poste j’ai une ultime fois recours au porte-voix.
— Écoutez, Larieux… Je vais monter… en laissant la porte ouverte. J’irai m’asseoir dans le poste de pilotage. Vous vous refermerez la lourde et gagnerez directement une cabine aménagée dans la queue du zinc… Fermez-en également la porte et attendez le décollage. Ensuite nous pourrons communiquer par phonie, d’accord ?
— D’accord…
Je me hâte jusqu’à ma place. Je m’assieds, boucle ma ceinture et me détourne pour regarder comment s’effectue l’opération.
Larieux entre. À la lumière terne des petites ampoules, il est d’une pâleur cadavérique. Ses yeux étincellent et un rictus lui tord la bouche.
Il me regarde un court instant. Nous sommes à douze mètres l’un de l’autre. J’espère que le Vieux a dit juste en m’affirmant que le rayon de contagion est de dix mètres. Bêtement je m’arrête de respirer. Larieux hoche la tête, me fait un petit signe.
— Merci, San-Antonio…
Il fonce vers la queue de l’avion. La porte basse l’oblige à se casser en deux. J’ai vu la loggia, elle est grande comme une cabine téléphonique et beaucoup plus basse. La porte revêtue d’une pellicule de plomb se rabat. Cette couche de plomb est-elle une judicieuse initiative ? Je l’ignore… Nous avons pris cette précaution à tout hasard… Espérons que oui !
Le pilote m’interroge du regard, je fais un signe d’acquiescement. Il lève le bras pour prévenir les gars du terrain. Ceux-ci ôtent les cales.
Le moteur de gauche se met à tourner, puis celui de droite… L’avion remue, roule doucement, prend de la vitesse et je vois les feux du terrain qui se barrent à toute vibure… Nous lâchons le sol… Cette fois, nous sommes dans l’aventure jusqu’au trognon inclus.
Je coiffe le casque d’écoute, il est pourvu d’une tige d’acier recourbée destinée à présenter devant ma bouche le petit micro. Je tourne le bouton du contact.
— Allô, Larieux ?
— Oui…
— Ça s’est bien passé ?
— Très bien.
— Vous avez attaché votre ceinture ?
— Ça n’est pas la première fois que je prends l’avion, vous savez !
— Je m’en doute… Vous voyez le paquet plié sous la tablette de votre siège ?
— C’est mon parachute ?
— Exact. Vous savez le fixer ?
— Oui.
— Alors vous l’endosserez le moment venu. Je vous préviendrai… Vous remarquerez qu’on a aménagé une trappe spéciale à votre place ; c’est par là que vous sauterez… Elle est commandée par deux verrous, vous les voyez ?
— Je les vois.
— O.K… Je vous ai mis aussi un petit flacon de scotch à côté du parachute. Vous pouvez l’utilisez tout de suite si ça vous chante !
— Merci, je ne bois jamais d’alcool.
— Vous avez tort. J’ai idée qu’un coup de raide ne vous ferait pas de mal.
Il ne répond rien. Moi je ne sais plus quoi lui dire. Le pilote a reçu les indications de Larieux par téléphone. Il sait en quel point précis de l’Allemagne il doit nous larguer. Ensemble nous avons potassé la carte de la région. D’après les renseignements fournis par mon camarade, le laboratoire se trouve entre la frontière tchèque et Breslau, au pied des monts des Géants, très exactement à une vingtaine de kilomètres de Schweidnitz. Avec ce vieux clou, il nous faut deux bonnes heures pour y parvenir… Deux heures, en pareil cas, sont plus longues qu’une vie de paralytique…