Norman Spinrad
Jack Barron et l’éternité
Ce livre est dédié, avec gratitude, à MICHAEL MOORCOCK et à LA MAFIA DE MILFORD
1
— Dégagez la piste, les boys, fit Lukas Greene d’une voix traînante en agitant sa main noire (et il se plut, mauvais, en cet instant, à penser : noire) en direction des deux hommes (Nègres, formula-t-il perversement, par lassitude intérieure peut-être) revêtus d’uniformes de la police d’État et de la National Guard (bougnoule à gauche et gobi à droite) du Mississippi.
— Oui, monsieur le Gouverneur, firent les deux hommes à l’unisson (tandis que l’oreille de Greene, prise dans ce qu’objectivement il appelait son moment d’irresponsabilité masochiste, entendait : « Oui, Missié Gouve’neu’ »).
— Bon Dieu d’Ébène, fit le gouverneur Greene à la porte quand elle se fut refermée sur les deux hommes. Qu’est-ce qui me prend aujourd’hui. Ce putain de Shabazz, pensa-t-il. Ce bougre d’emmerdeur de Nè…
Encore ce mot. Et c’était ça, en fait. Malcolm Shabazz, Prophète de l’Union des Musulmans Noirs, Président du Bureau National des Leaders Nationalistes Noirs, Lauréat du Prix Mao de la Paix et Cacique Suprême des Chevaliers Mystiques de la Mer, était ni plus ni moins qu’un Nègre. Il représentait tout ce que les Caucasiens voyaient quand ils entendaient le mot nègre : un sauvage ignare et hurleur, un singe puant, un traîne-la-pine et un vendu à Pékin. Et cet enfant de putain de Malcolm le savait, s’en servait, se faisait le point de ralliement de toute l’hostilité caucasienne, la cible première de la tribu cinglée des adorateurs de Wallace, encaissait leurs injures, leurs saletés, s’en délectait, puisait des forces dans leurs hargnes féroces, leur disait : « Regarde-moi, blafard, je suis un Noir, un vrai de vrai, je t’abomine, l’avenir c’est la Chine, et ma bite est plus grosse que la tienne, blanc-mec, et des comme moi il y en a vingt millions dans ce pays et un milliard en Chine populaire et quatre milliards de par le monde qui t’abominent pareillement, tu peux crever, sale Cauc ! »
Comme le Bohémien, pensa Greene, faisait observer à la môme qui lui lâchait au nez une perlouze alors qu’il lui mignotait son furoncle : Ce sont des gens comme vous, Malcolm, qui rendent le métier dégueulasse.
Greene fit pivoter son fauteuil et contempla la petite TV perchée sur son bureau derrière la corbeille du courrier. Machinalement, il avança la main vers le paquet d’Acapulco Golds qui l’attendait sur le dessus immaculé du bureau, puis se ravisa. Quelle que soit l’envie qu’il avait d’une bonne bouffée d’herbe à cette heure de la journée, il n’était pas indiqué pour quelqu’un dans sa position d’être sous l’influence de quoi que ce soit un mercredi soir. Il regarda subrepticement l’écran éteint de son vidphone. Il se pourrait très bien que dans l’heure qui suivait il s’illuminât sur la trogne réjouie, souriante et sardonique du bon vieux Jack Barron.
Jack Barron. Lukas Greene soupira tout haut. Même un ami ne pouvait pas courir le risque de répondre en pleine vape à un appel public de Jack. Pas devant cent millions de téléspectateurs.
Et puis, ça n’avait jamais payé pour quiconque, y compris à l’époque bénie de Jack et Sara, de laisser un avantage à Barron. Quand Machin – qui se rappelait son nom à présent ? – avait fait l’erreur d’introduire un soir Jack Barron à son gril de la Birch Society, Jack avait collé à lui comme un putain de champignon vorace.
Et puis ensuite… fini Machin. Plus qu’une caméra, deux vidphones et le père Barron.
Si seulement… musa Greene, le « si seulement » familier des mercredis soir. Si seulement Jack était encore des nôtres… Avec lui de notre côté, la C.J.S. aurait une chance valable de battre le Prétendant. Si seulement…
Si Jack n’avait pas été un tel baisse-froc. S’il avait conservé un peu de ce dont nous avions tous ressenti plus ou moins la perte pendant les années 70. Qu’est-ce qu’il avait dit (et comme il avait raison, loin de moi l’idée de prétendre le contraire !), Luke, avait-il dit, et Greene se rappelait exactement ses paroles, Jack avait une façon de vous marteler les choses pour qu’elles vous restent gravées à jamais, Luke, il y a un mauvais moment à passer quand on a décidé de se vendre. Mais je connais mieux : c’est quand on a décidé de se vendre et qu’aucun acheteur ne se pointe. C’est la pire chose du monde.
Et que répondre à ça ? songea Greene avec amertume. Que répondre quand on a la peau noire mais qu’on n’est qu’un demi-teinte, une grande gueule et un Nègre blanchi et qu’on s’est hissé à coups de fanfares et de banderoles à la résidence du gouverneur à Evers, Mississippi ?
Un soir à ne pas rester seule, se prit à penser malgré elle Sara Westerfeld sous l’œil sardonique et pour le moment inerte de la TV portable qui semblait s’être insinuée soudain dans son champ de conscience. Étaient présents dans le salon Don Sime, Linda et Mike et le Poméranien, montant à leur insu la garde contre la solitude, fantômes des mercredis soir passés ; et elle se rendit compte contre son gré (se rendit compte, contre son gré aussi, qu’elle l’avait toujours su) qu’il y avait longtemps (combien exactement, ne cherche pas ; tu sais très bien depuis combien de temps ; n’y pense pas) qu’elle n’avait pas passé un mercredi soir avec moins de trois personnes autour d’elle.
Mieux vaut jouer au jeu de Sime (j’y vais – j’y vais pas – cette nuit sera la nuit – ou bien jamais ?) que de rester assise, comme, peut-être, je ne demande qu’à le faire, face à l’écran de verre inerte qui me défie de l’allumer. Mieux vaut prêter une moitié d’oreille au Poméranien qui débite comme un disque rayé ses innocentes fadaises pour le plaisir de s’écouter parler, et laisser ma mémoire se fermer et mes pensées flotter dans le ronronnement d’un présent où la réalité du mercredi s’efface…
— Dis voir, gus, je lui fais, pourquoi est-ce qu’il n’y aurait pas un petit mandat pour moi ? était en train d’exposer le Poméranien en tiraillant ses mâchoires dépareillées. Je suis un être humain comme les autres, pas vrai ? Savez-vous ce qu’il m’a répondu, l’enculé ? poursuivit le Poméranien dans un sursaut de dignité froissée dont Sara ne savait trop dire si elle était réelle ou simulée. Mon pauvre Jim, il me fait, t’es trop jeune pour l’Aide sociale, trop vieux pour la Sécurité et tu n’as pas droit au chômage parce que t’as jamais travaillé dix semaines de suite. En fait, t’es qu’une cloche avec des fringues hip, voilà ce que t’es.
Le Poméranien marqua un temps d’arrêt. Et à ce moment-là, Sara vit une étrange transformation s’accomplir sur son visage qui perdit peu à peu son vernis dédaigneux – elle comprit, alors, que cela voulait être du dédain – pour apparaître, aux yeux des autres aussi, dans le salon pseudo-japonais, grotesquement et pitoyablement sincère.
— Eh ben merde alors, s’écria véhémentement le Poméranien en laissant tomber sans faire attention sur la petite table laquée le joint qu’il tenait à la main.
— Mets une sourdine, veux-tu, Poméranien, et ramasse ta Pall Mall qui est train de brûler la table, fit Don le défenseur de la Fée du Logis qui ne ratait jamais une occasion de faire du zèle en présence de Sara.
— Mets une sourdine toi-même, Sime. Je prétends que c’est une véritable injustice. Des gens comme vous et moi…
— Bah, si c’est le bureau des pleurs que tu veux…, commença Don Sime en montrant du menton le poste de télévision.
Et l’instant aussitôt se figea pour Sara qui savait ce qu’il allait dire, les trois mots fatidiques avec l’intonation cynique exacte, Sara torturée, Sara blessée à mort chaque fois qu’on les prononçait devant elle, Sara qui savait à présent que jamais elle ne laisserait Don Sime la toucher, même si un milliard de Chinois hurlants la maintenaient de force, Sara qui préférait baiser avec un lézard venimeux ou Benedict Howards plutôt que de faire ça avec celui qui prononçait ces mots entre 8 et 9 heures un mercredi soir et déclenchait la mort lente, le mal déjà vu, image d’un visage aux cheveux savamment défaits sur un écran de télévision, superposée à l’image d’un visage sur l’oreiller à fleurs de jadis, négligemment ordonné, à la barbe piquante et dure…