— Je préfère ne pas discuter de la législation en cours, répondit Hennering en tripotant son col.
Bordel ! pensa Barron. On dirait qu’il est prêt à clamser. Il faut que ce cornichon dise quelque chose en faveur de Howards, ou je vais avoir bientôt toute la Fondation aux fesses. Montre-lui ce qu’il faut faire, Jack, baby.
— Mais puisque vous avez contribué à la rédaction du projet de loi, vous pouvez sans doute nous dire pourquoi vous pensez que la Fondation devrait avoir le monopole national de toutes les opérations d’Hibernation ?
— Euh… c’est exact, monsieur Barron. En fait, il s’agit d’un problème de responsabilité. Responsabilité envers… euh… ceux qui sont dans les Hibernateurs, et aussi envers le public. La Fondation doit rester financièrement assez sûre pour pouvoir assurer la charge des corps congelés et aussi pour continuer… euh… ses recherches sur l’immortalité afin que la promesse de vie éternelle vers quoi tendent tous les efforts de la cryogénie n’aboutissent pas… euh… à une déception cruelle… (La pensée d’Hennering sembla partir à la dérive, puis il se ressaisit, grimaça un sourire et continua.) Les statuts de la Fondation stipulent que toute somme non affectée à l’entretien des Hibernateurs sera entièrement consacrée à la recherche, alors que ce n’est pas le cas pour les projets plus ou moins… euh… douteux qui ont été mis en avant.
« La sécurité pour les corps conservés dans les Hibernateurs, la stabilité financière, la possibilité d’affecter un budget important aux recherches sur l’immortalité, tels sont les points garantis par la Fondation. Il est normal, moral et économiquement souhaitable que ceux qui utilisent les services des Hibernateurs soient ceux qui financent leur entretien et aussi les recherches qui un jour permettront de les ramener à la vie. Oui… c’est pour tout cela que j’ai soutenu… euh… que je soutiens le projet de loi.
— Ne pensez-vous pas qu’un programme d’Hibernation fédéral offrirait les mêmes garanties ? répliqua Barron machinalement, regrettant ses paroles au moment même où elles sortaient de sa bouche. (Mollo, Jack, surtout vas-y mollo !)
— Euh… sans doute, oui. Mais… le coût de l’opération, oui… le coût de l’opération risquerait d’être prohibitif… Racheter les installations de la Fondation, ou les reproduire, coûterait des milliards aux contribuables. Sans compter le financement des recherches. Et c’est la raison pour laquelle ni l’Union soviétique ni la Chine n’ont en train un programme analogue au nôtre. Seule une économie de libre entreprise peut permettre un projet d’une telle envergure.
Tu oublies le bon Dieu, la sainte Vierge et les petits oiseaux, pensa Barron. Est-ce que ce crétin est dans un état de choc ? Je savais qu’il était abruti, mais pas à ce point. Howards est censé l’avoir mis dans sa poche – c’est son candidat à la Présidence. Il doit être dans tous ses états. Et ce fils de pute de Luke doit jouir dans son froc. Il faut que je trouve un moyen de redresser les choses. Je n’ai pas envie que Bennie m’étripe.
— Vous affirmez donc, Sénateur Hennering, que la Fondation pour l’immortalité humaine assume un service essentiel, un service dont aucun autre organisme, y compris le Gouvernement fédéral ne pourrait se charger à sa place ? demanda Barron, tandis que le téléguide indiquait : « 3 minutes » et qu’il appuyait comme un forcené sur la pédale pour demander à Gelardi de lui donner les trois quarts de l’écran.
— Euh… oui, bredouilla Hennering (il est aussi près de nous que les cosmonautes qui viennent de débarquer sur Mars, pensa Barron). Je crois qu’il est juste de dire que sans la Fondation il n’y aurait actuellement aux États-Unis aucun programme d’Hibernation digne de ce nom. Déjà plus d’un million de personnes ont l’espoir d’accéder à l’immortalité, qui autrement seraient… euh… décomposées, mortes et enterrées grâce à la Fondation. Et… euh… évidemment, il y en a des millions qui meurent chaque année sans pouvoir en bénéficier… mais… ne croyez-vous pas qu’il vaut mieux donner à un petit nombre l’espoir de revivre un jour, même si le plus grand nombre doit attendre, tout au moins dans un avenir prévisible, plutôt que de laisser mourir tout le monde irrémédiablement en attendant de mettre des Hibernateurs à la portée de tous les Américains, comme les partisans de l’Hibernation publique le demandent ? Ne croyez-vous pas, monsieur Barron, que c’est préférable ? ne le croyez-vous pas… ?
Ces dernières paroles avaient eu les accents d’une plainte, d’un appel pitoyable à une sorte d’absolution. Qu’est-ce qui peut bien arriver à Hennering ? se demanda Barron. La C.J.S. n’a pu arriver jusqu’à lui (qui sait ?). Non seulement il a une trouille verte, mais il respire la culpabilité. Pourquoi faut-il que ces choses-là m’arrivent à moi ? S’il ne change pas de disque, Howards va m’étrangler de ses propres mains !
— Exprimé de cette façon, cela semble plausible en effet, répliqua Barron. (Au moins aussi cohérent que la Proclamation de Gettysburg récitée à l’envers et en albanais.) Naturellement, tout le monde ne peut pas être congelé. La question qui se pose, c’est : est-ce que la Fondation choisit équitablement ou non les personnes à congeler ? Est-ce que la discrimination raciale…
— Équitablement ? hurla littéralement Hennering tandis que l’écran du mouchard indiquait « 2 minutes. » Équitablement ? Non, mais vous ne voyez pas que ça ne peut pas être équitable ? Qu’y a-t-il d’équitable dans la mort ? Certains hommes pourront vivre éternellement, d’autres mourront et disparaîtront à jamais et croyez-vous que ce soit équitable ? Une nation entre en guerre et certains sont enrôlés et doivent aller se battre et mourir tandis que d’autres restent et s’enrichissent sur leur dos. Ce n’est pas non plus équitable, mais il faut bien faire un choix, car sinon c’est la nation entière qui est appelée à mourir. La vie n’est jamais équitable. Si vous essayez d’être juste avec tout le monde, alors tout le monde meurt et personne ne reste. La véritable équité c’est cela, mais c’est de la folie. Une seule chose était équitable, véritablement équitable pour tout le monde, c’était la mort. Allons-nous retourner en arrière et remettre les choses comme elles étaient ? C’est cela que vous désirez, monsieur Barron ? C’est cela ?
Barron vacilla plusieurs instants sous le choc. Mais il est complètement sonné, se dit-il. Qu’est-ce qu’il nous raconte cet enfoiré ? On lui pose une question facile à laquelle il pourrait répondre par oui ou par non, et il faut qu’il nous déverse sur la tête toute sa nausée existentialiste ? Pourquoi est-ce qu’il ne va pas trouver un psychiatre pour lui vomir son être et son néant ? Il vit que le téléguide annonçait : « 60 secondes ». Bon Dieu, à peine une minute pour refroidir tout ça !
— Tout cela je vous l’accorde, répondit-il, mais la question qui nous préoccupe est loin d’être aussi philosophique, Sénateur. Oui ou non, est-ce que la Fondation pour l’immortalité humaine évite de congeler des Noirs répondant aux qualifications financières requises ?
— Des Noirs ? murmura Hennering. (Puis soudain, comme une image floue brusquement mise au point, il devint ferme, assuré, convaincant :) Bien sûr que non. La Fondation ne s’intéresse pas à la race de ses clients – c’est le moindre de ses soucis. S’il y a une chose dont les Américains peuvent être sûrs, c’est que la Fondation ne pratique aucune sorte de discrimination raciale. Celui qui vous dit cela peut se prévaloir de trente années de lutte en faveur des Droits civiques et d’états de services que certains ont peut-être égalé mais que nul n’a jamais dépassé. La Fondation ne fait pas de différence entre les couleurs. (À nouveau, le regard de Hennering devint flou.) Mais si vous voulez parler d’équité… reprit-il, je…