— Monsieur Barron…
Barron chassa les réminiscences, se durcit, capta dans ses cheveux, dans sa bouche, dans le creux de ses yeux les reflets vacillants de l’orgue chromatique, la chaleur du foyer, et dit d’une voix aux résonances sardoniques :
— Et vous n’avez pas encore vu la chambre à coucher !
— Je crois que j’aimerais la voir, dit-elle d’une voix âpre de petite fille. Cela risque d’être impressionnant.
Barron se mit à rire. Il se vit soudain à côté de cette fille dont il ne connaissait pas le nom, dont l’odeur était plus réelle que l’odeur-image de Sara. Elle vaut le coup, se dit-il en descendant avec elle les marches de séquoia et en la conduisant vers la chambre à coucher. Ce soir c’est elle que je veux baiser, pas Sara.
Comme un animal dépourvu de pensées, puissant, protubérant, phallique, il lui ouvrit la porte et ils pénétrèrent à l’intérieur vers l’extérieur.
Une douce nuit de mai new-yorkaise, et la chambre à coucher s’ouvrait entièrement face à eux du sol au plafond et d’un mur à l’autre sur les palmiers nains de la terrasse ciel ouvert sur le halo nocturne de la cité le plafond un dôme de verre transparent donnant sur un ciel noir sans étoiles la moquette épaisse et sensuelle ondulant sous l’effet de la brise venue librement du dehors le grand lit circulaire surélevé au milieu de la pièce, illuminé par des projecteurs de lumière dorée dissimulés dans la boiserie semi-circulaire autour du lit couverte de lierre véritable (rayons encastrés aux livres précieux, console de contrôle électronique). Bruit de la mer enregistré dans le lointain, bruits d’insectes bruits de nuit tropicale remplaçant la musique lorsque Barron ajusta la console murale.
— Mais c’est… c’est…, bégaya la fille en le regardant avec des yeux qui n’étaient plus sûrs de rien plongeant dans des abîmes qu’elle savait (et il savait qu’elle le savait) ne jamais pouvoir mesurer, réalisant l’espace d’un éclair que c’était pour cela (pas par hasard) qu’elle était une secrétaire de direction assoiffée de réalité et lui Jack Barron.
Barron lui fit un sourire de petit garçon fier de lui, prit ses deux mains dans les siennes et se paya le luxe de quelques instants de fierté désintéressée, non orientée vers la séduction, pour la façon dont le décor de la chambre à coucher attendrissait le regard de la fille, attendrissait son image à lui aussi, faisait d’eux des êtres simples se tenant par la main devant un lit par une douce nuit de printemps. Si le living-room était un tour de force qui prolongeait à dessein l’image couleurs vivantes de Jack Barron, la chambre à coucher était Jack, était le logis, là-haut sur la colline, de Jack-et-Sara-de-Berkeley, était la cabane de Los Angeles dans la tiède nuit d’été du Canyon, la maison au bord de la mer d’Acapulco l’odeur de la mer sur le corps de Sara double image (New York-Californie-New York) expatriée Californie allègre de l’esprit.
C’est elle qui rompit le charme, tombant en avant contre lui, jetant ses bras autour de son cou. Il vit les lèvres entrouvertes, la langue déjà pointant avant d’atteindre sa bouche elle aussi entrouverte, passive, dans un ironique renversement des rôles.
Sa langue animée d’une vie séparée, lui fouillant désespérément la bouche, fais-moi réelle dans ta bouche, elle pressa son corps ondulant ses épaules ses seins son ventre son pelvis dur et anguleux contre le corps de Jack Barron, langue dure fouillant sa bouche, tentative pathétique frénétique de se fondre en lui pour incorporer son image floue dans l’image réelle en couleurs vivantes image électrique à la dimension transcontinentale de Jack Barron.
Les yeux ouverts à des années-lumière de là, il la vit tendue béante aspirante attirant dans son vide l’énergie-réalité de son corps vivant, sa bouche respirant son haleine magique son souffle-réalité dans un désir total d’être imprégnée envahie transfigurée par lui.
Oscillant il se pressa contre elle fit mouvoir sa langue en la repoussant peu à peu vers le lit tandis qu’elle se laissait aller avec un soupir, soulagée de lui abandonner enfin l’initiative, festin de tendre chair féminine attendant d’être consommé, dévoré, digéré, intégré à l’image-pouvoir de chair mâle.
Laissant tomber sa sportjac, il la laissa l’attirer en arrière sur le lit, sentit les doigts aux ongles pointus défaire sa chemise s’enfoncer dans son dos nu pendant qu’il faisait glisser la fermeture du fourreau qu’elle quittait d’un mouvement de serpent qui sort de sa mue et que des mains impatientes repoussaient son pantalon qu’il envoya d’une ruade avec ses mocassins sur le plastigazon, arrachant ses chaussettes de sa main gauche dégrafant le soutien-gorge pigeonnant faisant glisser le petit slip de soie rouge (toison noire de fausse blonde, comme prévu) et ils furent nus tous les deux, sentant la brise libre sur leur peau.
Soudain un étrange moment de pause (changement de tempo) où la frénésie du déshabillage chair contre chair sous la brise virginale cède la place à un nouveau style de réalité-perception. Barron lentement abaissa son regard, les mains tendres, statiques, vit le corps féminin offert devant lui maintenant, le bout des seins, le ventre, le nombril, la fourrure pubienne, corps féminin tout tiède et tendre et simple, rien qu’un corps de femme bien faite. Elle retint sa respiration, lui fit un sourire humain, simple, yeux luisants de n’importe quelle femme qui disaient : Je suis Jane, toi Tarzan, baise-moi. Et il lui sourit en retour, à elle et pas à une autre. Doux moment d’heureuse simplicité, douce transition avant…
Elle l’enserra dans l’étau de ses jambes glissa sous lui fermant les yeux gémissant enfonçant ses ongles dans les fesses de Barron. Il gémit au-dessus d’elle en elle autour d’elle poussant avec ses mains ses pectoraux sa bouche ne sentant qu’au niveau de sa peau ses mains ses muscles son organe lentement pénétrant, plaisir, rythmique kinesthésique masculin-féminin se répandant en ondes concentriques indépendamment d’elle ou de lui.
Il ferma les yeux s’ouvrit en elle, sentit les vagues de plaisir envahir en un crescendo les organes la peau les cuisses dans un flux qui montait montait montait la sentit emportée par la vague un quart de mesure avant lui, moi-toi, moi-toi, leurs liquides mêlés leur pompe à plaisir fonctionnant selon un tempo mécanique-organique jusqu’au moment où il sentit en eux au point de synapse un spasme éclatant de plaisir-douleur elle-lui, elle-lui, et c’est là qu’elle…
Jouit. Gémit ; cria ; enfonça ses ongles « Jack, Jack, Jack », aspira son oreille dans sa bouche fit jaillir sa langue dans son oreille le faisant basculer de l’autre côté de l’abîme dans un moment intemporel d’orgasme saccadé : plaisir explosant en un spasme harmonique image d’extase tactile visuelle auditive…
Langue dans son oreille, « Jack, Jack, Jack », Berkeley, Los Angeles, la maison au bord de la mer d’Acapulco ses cheveux ses lèvres son corps mouillés odeur de la mer langue de Sara dans son oreille corps de Jack-et-Sara halètements soupirs partagés corps contre corps (il ouvrit les yeux, vit la blonde anonyme le visage déformé par l’extase) jouissant ensemble jouissant jouissant ensemble.
— Sara, Sara, Sara, cria-t-il en éjaculant sa semence image de plaisir vide bienheureux dans la tiédeur du corps ; lèvres tendres il voulut prendre sa bouche s’arrêta brusquement se retrouva mercredi soir à New York et le vent venant de la terrasse était soudain froid, glacé.
— C’est Elaine mon nom, dit la blonde d’une voix de standardiste longue-distance sous sa carapace reconstituée de secrétaire de direction style Upper-East-Side.
— Sans déconner ? demanda Jack Barron.