— Très bien, Barron, je jouerai cartes sur table avec vous. Vous avez quelque chose dont j’ai besoin : Bug Jack Barron. Vous avez un canal qui vous permet de communiquer avec cent millions d’Américains, dont l’opinion sur le projet de loi peut se traduire par quelques voix de différence au Congrès. Pas autant qu’on veut bien le dire, peut-être, mais quelques-unes. Ces voix, il me les faut. Je veux que vous fassiez le genre d’émissions qui me feront gagner ces voix. Pas chaque semaine, pas trop ostensiblement, mais en procédant par touches. Vous saurez comment vous y prendre, je vous fais confiance sur ce point. Et en échange…
— Savez-vous que vous êtes cinglé ? Vous croyez que je vais risquer ma place pour apporter de l’eau à votre moulin ? Où y trouverais-je mon compte ? Je me fais dans les quatre cent mille dollars par an avec Bug Jack Barron, et il n’y a pas de raison pour que ça ne dure pas encore des années. Le show-business me rapporte assez pour que je puisse vivre exactement comme je l’entends, et c’est ce qui compte pour moi. Oubliez tout ça, Howards, vous ne pouvez pas m’acheter comme on achète un vulgaire Teddy Hennering. Vous n’avez rien à m’offrir que je désire à ce point.
Benedict Howards sourit.
— Vous croyez ? dit-il. Je possède une chose que tout le monde désire. Une chose qu’on n’achète pas avec de l’argent. La vie, Barron. La vie elle-même. L’immortalité. Pensez-y. La vie qui ne s’arrête jamais, qui continue, pas pendant une pauvre centaine d’années mais des millénaires et des millénaires, la vie jeune, saine, forte, éternelle. Pensez à ce que cela signifie chaque matin quand on se lève, quand on sait qu’on a ça pour l’éternité… la saveur d’un repas, le corps d’une femme, l’odeur de l’air pur… tout ça pour vous, et pour l’éternité. Qui ne vendrait son âme pour avoir tout ça ?
— On croirait que vous allez cracher le soufre et les flammes et me proposer un contrat signé de mon sang, fit remarquer sèchement Barron.
Howards parut tressaillir, ses pupilles en feu se contractèrent comme s’il venait de se rendre compte qu’il avait dit quelque chose qu’il n’aurait pas dû – ou bien, pensa Barron, comme s’il réalisait à quel point tout cela sonnait complètement loufoque.
— C’est d’un contrat d’Hibernation que je vous parle, dit-il. Un contrat gratuit. Ni capital ni transfert. J’ai mes renseignements, Barron, et je sais que vous dépensez l’argent aussi vite que vous le gagnez. Vous n’aurez jamais de quoi vous payer un contrat. Et entre nous, même si c’était le cas je ne vous laisserais jamais en acheter un. Je ne veux pas de votre argent. C’est vous que je veux, et tout de suite, pas quand vous mourrez. Voilà mon offre : vous marchez avec moi et vous avez une chance de vivre immortel, ou vous finirez mangé par les asticots.
Qu’est-ce qui se passe ? songea Barron. Le projet de loi a dix voix au Sénat, au moins trente à la Chambre, rien qu’en comptant celles qui lui sont acquises. Pourquoi est-ce qu’il tient tant à m’acheter ? Un contrat d’Hibernation gratuit, c’est bon pour un sénateur, un magistrat, un membre de la Cour suprême, pas pour Jack Barron le donneur de coups de pied au cul. Il déconne à pleins tubes – il vient d’admettre devant moi qu’il peut distribuer ou refuser des contrats pour des considérations autres que financières. Qu’est-ce qu’il peut savoir que j’ignore ? Pourquoi Bennie Howards le tout-puissant a-t-il peur de moi ?
Mais merde, un contrat d’Hibernation, cela enfonce à tous les coups un enterrement première classe… L’immortalité… Qui sait ce que le siècle prochain peut nous apporter ? La vie éternelle, jeune, saine… ? Rien à perdre dans ce contrat, au pire c’est un attrape-couillon, et de toute façon une fois qu’on est mort…
Est-ce que je pourrais m’en tirer ? Jouer le jeu de Howards mais avec assez de subtilité pour garder l’émission ? D’ailleurs une fois le contrat signé en trois exemplaires, Bennie ne peut plus se dédire… tandis que le vieux Jack Barron ne signerait rien de légalement compromettant et pourrait retourner sa veste à n’importe quel moment. À ce qu’il paraît, tu le tiens par les couilles, Jack, baby. Mais mollo !
— Je vois que vous réfléchissez, dit Howards. Vous imaginez quelle impression ça doit faire, hein ? Cent millions d’années, l’éternité, pour quelques mois au plus de coopération. À chaque homme son prix, dit le dicton. Mais moi, j’ai quelque chose de neuf. Au prix que j’offre, n’importe qui est vendeur.
— Pas si vite, Bennie, dit Barron. Il y a quelque chose qui cloche. D’accord, j’avoue que l’idée d’un contrat d’Hibernation m’intéresse et que peut-être, je dis bien peut-être, je pourrais vous prendre au mot. Mais pourquoi tenez-vous tellement à me recruter à n’importe quel prix ? Votre projet de loi est pratiquement dans la poche. Vous avez assez d’influence au Congrès pour cela. De plus, si vous avez les moyens d’offrir en prime des contrats d’Hibernation, pourquoi ne pas vous adresser aux gros pontes directement ? Si à trente-huit ans je ne dis pas non à votre contrat, qu’est-ce que ce serait si j’étais sénateur ou membre du Congrès, avec trente ans de mieux sur les épaules ? Il semblerait que dans cette affaire vous ayez beaucoup moins besoin de moi que moi de vous, et que vous vous montriez généreux. Mais je vous vois mal en train de jouer les philanthropes. Je me méfie trop des cadeaux empoisonnés.
« Vous essayez de venir à ma hauteur, Howards, alors que vous pourriez jouer ça au-dessus de ma tête. N’essayez pas de me bluffer, vous avez peur. Vous craignez que votre projet de loi ne soit pas accepté, alors qu’à ma connaissance il devrait passer comme une lettre à la poste. Donc, il y a quelque chose que je ne sais pas, et avant de parler affaires avec vous j’ai bien l’intention de le découvrir.
— C’est cette foutue question raciale que votre émission a soulevée avant-hier soir, déclara Howards avec une véhémence visiblement affectée qui mit instantanément Barron sur ses gardes. Tout ce tissu de conneries de Greene et des autres qui va retourner chaque Nègre de ce pays contre…
— Un moment, Howards, trancha Barron, irrité mais en même temps calculant froidement. Pour commencer, je vous ai déjà dit que je n’aime pas le mot « Nègre ». Ensuite, tout ça c’est du folklore. Quatre-vingts pour cent des Noirs votent de toute façon pour la C.J.S., et la C.J.S. en veut à mort à votre projet de loi, alors comment pouvez-vous dire que je vous coûte des voix que vous n’avez jamais eues depuis le début ? D’accord, vous avez contre vous et pour des raisons différentes la C.J.S. et les Républicains, mais je ne vois pas en quoi ça vous inquiète avec Hennering comme homme de paille et même Teddy le Prétendant obligé de s’écraser devant votre influence au parti démocrate. Les Démocrates contrôlent quoi… près des deux tiers du Congrès ? Et vous terrorisez à ce point les autres tendances qu’elles ne bougeront pas tant que Hennering et compagnie seront dans votre poche. Alors qu’est-ce que…
— Vous voulez dire que vous n’êtes pas au courant ?
— Au courant de quoi ?
— Hennering, fit Howards en sortant de sa poche une coupure de presse déchirée qu’il jeta sur le bureau. Barron lut :
TED HENNERING SE TUE DANS UNE CATASTROPHE AÉRIENNE
Son avion privé explose en plein vol.
— C’est arrivé la nuit dernière, reprit Howards. Vous comprenez maintenant pourquoi je suis un peu nerveux. Hennering était notre meilleur garant pour le projet de loi. Lui mort, nous ne sommes pas exactement en mauvaise posture mais nous perdons une partie de notre avantage, et je ne veux pas courir de risque même minime. Vous pouvez compenser la perte de cet avantage en calmant les Nè… euh… Noirs. C’est la raison pour laquelle je vous offre un contrat d’Hibernation, Barron. Sans votre aide, le projet de loi est presque sûr de passer. Mais je n’aime pas ce presque. C’est une certitude qu’il me faut.