— Il n’a pas refusé non plus. Je m’y connais en hommes, j’ai assez de flair pour évaluer le prix de chacun. C’est ce qui m’a permis d’arriver où je suis. Vous, par exemple, je connais le vôtre jusqu’au dernier dollar, plus d’argent que vous ne pouvez en dépenser et une place réservée dans un Hibernateur. Et vous m’appartenez entièrement parce que j’ai les moyens de vous payer votre prix. Barron n’est pas différent de vous ni de n’importe qui. Il a envie de ce contrat, vous pouvez parier là-dessus. Il est prêt à marcher avec moi sous certaines conditions. Pour le prix que j’offre, il fera ce que je dis tant que je répondrai à ses questions et qu’il aimera les réponses. Je peux louer ses services jusqu’au moment où il jugera qu’il peut me trahir en toute impunité. Mais une fois le contrat signé, rien ne l’empêchera de me trahir aussitôt. Et Barron n’est pas homme à faire quoi que ce soit pour moi avant d’avoir signé. Avec un type comme ça il faut faire attention. Je veux qu’il ne puisse pas s’échapper. Et pour le tenir entièrement, un contrat d’Hibernation n’est pas un prix assez élevé. C’est pourquoi j’ai besoin de vous. Il doit y avoir quelque chose qu’il désire plus que de l’argent et qu’il ne peut pas obtenir par lui-même.
— Euh… il y aurait bien son ex-femme, dit Wintergreen en hésitant. Mais je ne vois pas comment nous pourrions…
— Ex-femme ? tonna Howards. (Scribouillard de mes deux, septuagénaire pouffi, tu ne vois pas que ça crève les yeux ? Un égomaniaque comme Barron a nécessairement quelque part une femme qui signifie plus pour lui qu’une vulgaire partie de jambes en l’air. Comment disent-ils, ces intellectuels hippies, Bolcheviks de mes fesses ? Pour lui baiser la tête. Oui, il a sûrement une femme pour lui baiser la tête, donc elle peut faire elle aussi guili-guili avec la sienne.) Eh bien, accouchez donc, imbécile ! Qui est cette ex-femme ? Pourquoi se sont-ils séparés, s’il tient toujours à elle ? C’est ce que je cherchais depuis le début, triple idiot ! Est-ce qu’il faut que ce soit toujours moi qui pense à tout ?
— J’ai bien peur que ce ne soit sans espoir, monsieur Howards, répondit Wintergreen en tripotant à nouveau son dossier jaune. (Howards faillit se remettre à hurler, puis se ravisa. Ne pas s’emporter, patience, j’ai l’éternité devant moi, j’ai tout mon temps.) Elle s’appelle Sara Westerfeld, monsieur Howards. Elle habite ici, à New York, au village. Elle est spécialisée dans la décoration kinesthopique. Elle a connu Barron quand il était étudiant à Berkeley. Ils ont vécu ensemble un ou deux ans avant de se marier, puis ont divorcé deux ans après qu’il a eu l’émission. J’avais pensé à elle, monsieur Howards, et j’ai fait une enquête. Mais ça se présente très mal… Elle a la carte de la C.J.S., et elle soutient activement la Ligue pour l’Hibernation publique. Vous savez ce que ces gens-là pensent de nous. Et d’après les renseignements que j’ai pu avoir, elle déteste Barron autant qu’elle nous déteste. C’est en rapport avec le fait qu’il est devenu une grosse vedette de la télévision.
— On croirait vous entendre décrire la reine des hippies, fit Howards.
Merde, pensa-t-il, c’est bien de Barron, de s’en ressentir pour une Bolchevique de Berkeley aux cheveux longs ! Il reste qu’elle le déteste. Bon. Cela signifie qu’il ne peut pas l’avoir par ses propres moyens. J’achète Sara, et avec Sara je peux acheter Barron.
— Avec qui couche-t-elle ? demanda-t-il de but en blanc.
— Demandez-moi plutôt avec qui elle ne couche pas. Elle semble avoir été la maîtresse d’à peu près tous les inadaptés sociaux du village. Et il est rare que ses liaisons durent longtemps. C’est de toute évidence une nymphomane.
Clic ! D’un seul coup, toutes les pièces du puzzle s’ordonnèrent dans l’esprit de Howards. Bien sûr que Jack Barron baisait avec toutes les femmes de la création. Bien sûr que de son côté elle agissait de la même manière. Pourtant, ils étaient restés ensemble pendant longtemps, ils n’avaient pas pu changer sans raison du jour au lendemain. Ils avaient une raison, et elle crevait les yeux…
— Wintergreen, dit-il, il est évident que vous ne connaissez rien aux femmes. Il est clair comme le jour qu’elle tient encore à lui, qu’elle le déteste ou non. C’est pourquoi elle se donne tout ce mal pour l’oublier. Et c’est le genre de femme qu’on achète le plus facilement. Qu’on lui donne un prétexte pour retourner avec lui et elle sera ravie, parce que tout ce qu’elle attend c’est une excuse vis-à-vis d’elle-même pour aller se glisser dans le lit de Barron. Cela signifie qu’elle ne demande qu’à être achetée, même si elle ne le sait pas encore.
Howards sourit car une fois, se dit-il, que je l’ai fourrée dans le lit de Barron, je la tiens d’un bout à l’autre parce que la pire catastrophe pour elle ce serait que Barron apprenne mon rôle dans cette affaire, apprenne que je l’ai soudoyée pour faire la putain, et à partir de là elle est obligée de filer doux, et une fois qu’elle est dans ma poche Barron est dans ma poche.
— Je veux voir Sara Westerfeld dans ce bureau avant la fin de la journée, dit-il, et peu m’importent les moyens que vous emploierez. Utilisez la force si nécessaire. N’ayez crainte, elle n’ouvrira pas la bouche et ne portera pas plainte lorsque j’en aurai fini avec elle.
— Mais, monsieur Howards, une femme comme ça, comment voulez-vous… ?
— C’est mon affaire. De toute évidence, elle a des termites dans la tête et ce genre de fille on peut l’acheter au rabais. Faites ce que je vous ai dit, et… cessez de tripoter ce fichu dossier !
Seigneur, ce que je peux être fatigué, se dit Howards. Fatigué d’avoir à tout faire par moi-même, fatigué des politiciens comme Hennering avec leurs scrupules à la con, fatigué de lutter des plaines stériles et froides jusqu’aux puits de pétrole actions cotations cercles du pouvoir de Los Angeles, Houston, New York, Washington, de lutter contre les docteurs, infirmières, tubes enchevêtrés pénétrant dans son nez, sa gorge, drainant tous ses fluides vitaux vers des bocaux de plastique, de lutter contre le cercle noir qui s’estompe avec le pouvoir de l’argent de la peur, pouvoir de la vie contre la mort, lutter, lutter, toujours tout seul, minables crétins irresponsables sycophantes abrutis inutiles cinglés tous du même côté que la mort du même côté que le cercle noir de néant qui s’estompe, rétrécit, rétrécit…
Ils n’auront pas Benedict Howards ! Tous ces médecins, Palacci, Bruce, internes, endocrinologistes, chirurgiens, au service de la Fondation, tous vendus à Benedict Howards, cette fois-ci nous avons réussi, équilibre endocrinien homéostatique jeunesse vigueur santé – je le sens en moi quand je me lève, mange pisse touche une femme dur vigoureux vif comme au temps de Dallas Los Angeles puits de pétrole, toute la nuit, et le matin vaillant plein de sève, pour l’éternité Mr Howards, l’anabolisme équilibre le catabolisme, Mr Howards, immortel Mr Howards.
Lutter, lutter, lutter, pour avoir aujourd’hui tout ce que je voulais. Pouvoir de l’argent, pouvoir de la vie contre la mort, sénateurs (maudit Hennering) gouverneur président… ? (maudit salaud de Hennering !), Mr Howards, pour l’éternité Mr Howards.
Et personne ne se dressera entre l’éternité et Benedict Howards ! Ni Teddy Hennering ni Ted le Prétendant ni Greene le Nègre bolchevique ni Jack Barron le singe saltimbanque… Les acheter tous, les tuer tous, tous alliés de la mort cercle noir qui s’estompe, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que deux catégories d’hommes : les hommes de la Fondation et les autres, les crevés, nourriture pour les asticots.
Encore un dernier combat, pour préserver l’éternité, mon éternité. Faire passer le projet de loi, trouver un autre homme de paille (enfant de pute de Hennering), le faire président, contrôler tout, contrôler le Congrès la Maison-Blanche, les Hibernateurs, pouvoir de la vie contre la mort, pouvoir de l’immortalité, contre le cercle noir de la mort qui s’estompe, qui rétrécit… pour l’éternité…