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Et puis se reposer, dix mille ans, dans la jeunesse, la vigueur, la santé (femmes au teint réfrigéré, mes femmes), dans les arènes réfrigérées du pouvoir (mon pouvoir, mon pays, tout à moi pour l’éternité).

Et le pauvre Jack Barron, intellectuel bolchevique de mes fesses, qui croit qu’il peut me résister, menacer, marchander. On ne joue pas avec Benedict Howards au jeu de la vie et de la mort. Je l’écraserai comme une punaise. Il m’appartiendra, m’aidera à faire passer le projet de loi malgré la trahison de Hennering… Qui achète Barron achète le canal qui permet de convaincre cent millions de paumés, posséder cent millions de crétins corps et âme… le Congrès, la Maison-Blanche… quand ils sauront, il sera trop tard, trop tard… pour l’éternité…

La dernière pièce de l’échiquier du pouvoir, Jack Barron de mes fesses, voilà ce que tu es. La dernière petite pièce qui donnera à la Fondation l’avantage sur les sénateurs, gouverneurs, président, le levier qui mettra la machine en place pour l’éternité.

Donnant donnant, hein, Barron ? Jack Barron est entièrement propre. Il n’a rien à se reprocher. Jack Barron veut poser des questions, mettre son nez dans les affaires des plus puissants que lui… Tu te croyais hors d’atteinte des griffes de la Fondation, hein ? Mais personne ne résiste longtemps à Benedict Howards. J’ai trouvé le point faible, Barron. Tout le monde en a un, il suffit de chercher un peu.

Sara Westerfeld. Howards savoura le nom, dégustant chaque syllabe avec sa langue. Une putain au cerveau détraqué mais elle le tient par les couilles, hein, Barron ? Tu te croyais fort, capable de tenir tête à Benedict Howards…

Howards sourit en ce carrant dans son fauteuil, sûr de lui, attendant l’arrivée de Sara Westerfeld, le premier maillon de la chaîne qui lui permettrait d’acheter Jack Barron, d’acheter cent millions de crétins, sénateurs, membres du Congrès, président… Sara Westerfeld, ennemie de la Fondation, membre de la Ligue pour l’Hibernation publique.

— Bien sûr, s’exclama Howards à haute voix. Ça ne pouvait être que ça, il n’y avait pas d’autre explication ! Tous ces détraqués de la Ligue exigent un projet fédéral d’Hibernation dans l’espoir d’avoir une place à eux dans un Hibernateur. J’offre à cette conasse un contrat gratuit, et je l’ai dans la poche avant d’avoir eu le temps de faire ouf. Prix de Sara Westerfeld : Jack Barron et l’éternité. Et l’un est son prétexte pour obtenir l’autre. Heureuse Sara Westerfeld !

La curiosité, la fascination, la peur, le mépris, se nouaient dans son estomac lorsque Sara Westerfeld descendit de l’automobile arrêtée devant l’entrée du Complexe central d’Hibernation de Long Island. Un temple, se dit-elle éblouie par la blancheur du gigantesque édifice dédié à la mort. Un temple égyptien ou aztèque où les prêtres rendent un culte au dieu de la laideur et prient pour se concilier les idoles à tête de serpent dans l’espoir de conjurer le dieu sans visage auquel ils continuent à rendre hommage dans la peur. Dieu de la mort sans visage, comme un grand édifice blanc sans fenêtres ; et à l’intérieur des momies froides, froides, dormant dans leur sarcophage d’hélium liquide, attendent d’être ressuscitées.

Elle frissonna lorsque l’homme au crâne dégarni lui toucha le bras, comme si à travers lui elle sentait le contact glacé de l’hélium liquide, le contact reptilien de Benedict Howards qui l’attendait dans son antre de mort sans fenêtres… Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Elle suivit cet individu qui était venu chez elle lui signifier son invitation trop polie – politesse des dictateurs des flics de Los Angeles politesse sinistre à la Peter Lorre flics en civil voitures cellulaires flics antimanifestations armés bottés casqués derrière un sourire de crocodile – traversa la pelouse à l’aspect étrangement artificiel en se disant, ce n’est pas possible, ça ne peut pas arriver ici, nous avons des droits, respect des libertés individuelles…

Sara Westerfeld frissonna. Une fois plongée dans l’hélium liquide, elle ne pourrait plus être libérée par aucune force au monde tant que la Fondation n’aurait pas découvert le moyen de décongeler les corps…

Ressaisis-toi ! Personne n’a l’intention de te congeler, une petite conversation et c’est tout, a-t-il dit. Avec Benedict Howards. Une petite conversation entre une puce et un éléphant. J’ai la frousse, s’avoua-t-elle. Je ne sais pas de quoi, mais on peut dire que j’ai la frousse. Le pouvoir, affronter la réalité, voilà ce qu’il me dirait : Descendre dans l’arène, contempler la machine du pouvoir à l’œuvre, Sara, baby.

Voilà ce qu’il me dirait, le sale lâche. Ils sont de la même race, Howards et Jack. Il saurait, lui, ce qu’il faut lui dire à ce lézard venimeux. Jack…

Après la pelouse, une allée qui longeait la façade latérale de l’Hibernateur puis un bâtiment plus petit percé de fenêtres. Corridors froids aux murs bleu pastel, moquette rouge, portes de noyer d’où filtraient des odeurs de café, des cliquetis de machines à écrire, des voix humaines. Un bâtiment administratif. Ce n’était pas encore le théâtre des opérations, l’odeur chimique des rangées et des rangées de corps glacés attendant leur heure dans le plus froid de tous les mausolées du monde. Un simple bâtiment administratif, conçu avec l’horrible goût texan de Benedict Howards.

Mais elle avait peur quand même. Bâtiment sans visage pareil à l’Hibernateur sans fenêtres, dieu de mort sans visage Benedict Howards politesse sans visage du messager maudite réalité sans visage de Jack monde où le pouvoir est roi où les gens ne sont que des images des pions sans visage sur l’échiquier de la vie et de la mort.

Rien à voir avec mon univers à moi, se dit-elle. Fausse réalité de camés à l’acide ayant dépassé la dose, monde d’intoxiqués hérissé de délire paranoïaque. Je suis comme une créature de chair évoluant au milieu d’une forêt de couteaux dressés, de bites d’acier.

Jack… Jack, enfant de salaud, pourquoi n’es-tu pas ici à côté de moi ? Il saurait te régler ton compte, Howards ! Jack au courage tendre et passionné, Jack défiant les flics de Berkeley, de Los Angeles, de l’Alabama affrontant les Blancs du Sud les juges, mon homme et moi seuls faisant l’amour en plein air son corps contre le mien au lit lui sur un coude tenant le vidphone à la main Luke à l’autre bout du fil refaçonnant le monde entourés d’un cercle d’amis visages attentifs yeux brillants écoutant la voix de l’espérance dans mon lit faisant tout paraître possible. Un homme, un vrai, Howards, pas une créature reptilienne ambulante, un cylindre de chair dur, plus endurant qu’un piston en acier huilé.

Oh, Jack, que s’est-il passé, pourquoi n’es-tu pas à côté de moi maintenant mon chevalier à l’armure de chair, j’ai besoin de tes bras autour de moi face à la foule grondante avec ta seule voix pour épée, notre amour pour armure…

Elle frissonna quand l’homme au crâne dégarni lui ouvrit la porte, la fit passer par un bureau désert (tasse de café à moitié bue sur le bureau de la secrétaire) comme évacué en hâte avant la rencontre reptile-humain acier-chair. Et elle se rappela à quel point désormais elle était toute seule, séparée dans le temps et l’espace de son seul et unique chevalier à l’armure rouillée – tout ce qui restait du Jack Barron qui lui tourmentait la mémoire.

Et elle se rappela les derniers mots qu’il lui avait dits, des mots tristes, désolés, sans même la chaleur de la colère : « C’est fini, Sara, le temps de la Croisade des bébés. Trouve-toi un gentil garçon plein d’idéalisme avec une grosse pine en or, et tu seras peut-être heureuse. Nous vivons dans deux mondes différents. J’ai ma petite place dans l’existence, tu as la tienne, et même pour tes beaux yeux, Sara, je n’accepte pas de redevenir un paumé. » Et il était parti sans même l’embrasser une dernière fois.