Le souvenir glacé la durcit. Puisant chaleur et colère dans les images du Jack d’autrefois et de celui de maintenant, elle pénétra dans le bureau tandis que l’homme au crâne dégarni s’effaçait en disant :
— Monsieur Howards, voici Sara Westerfeld.
Et refermait la porte derrière elle.
L’homme assis au bureau de teck ultra-strict et nu (ce n’est pas son bureau, pensa-t-elle, on voit bien que personne ne l’habite régulièrement) ressemblait davantage à un gros poupon rose, portant un complet rouge foncé et une cravate ascot à la mode des années 70, qu’à Benedict Howards, requin censé nager dans les eaux troubles du pouvoir-folie-mort.
Il lui fit signe d’une grosse main molle de s’asseoir dans un luxueux fauteuil en cuir et teck aussi inconfortable que sa conception était de mauvais goût et la regarda de ses yeux de tigre, yeux de junkie à l’éclat cruel, deux trous noirs aux reflets kinesthopiques, yeux de pouvoir et de peur.
— Miss Westerfeld, dit-il, je suis Benedict Howards.
— Que me voulez-vous ? dit-elle en s’enfonçant dans le fauteuil exprès conçu, réalisa-t-elle, pour la soumettre à un interrogatoire, pour la livrer à l’emprise paranoïaque du pouvoir.
Howards lui fit un sourire reptilien de fausse sympathie, ses joues roses se contractant en un rempli de chair morte et froide autour de ses yeux à l’éclat insensé.
— Ce que j’ai à vous demander, miss Westerfeld, n’est rien à côté de ce que je vais vous offrir en retour.
— Rien qui vienne de vous ne m’intéresse, et je ne vois vraiment pas ce que vous pourriez avoir à me demander. À moins (serait-il possible que ce soit aussi bête que ça ?) que vous ne désiriez quelque effets kinesthopiques pour ce bureau ? Ou peut-être la décoration du bâtiment entier ? J’ai déjà effectué des aménagements de ce genre, et cet endroit aurait certainement besoin d’un peu de…
Howards l’interrompit avec une sorte de gloussement amusé :
— Je suis beaucoup plus intéressé par la vie que par l’art, dit-il. N’est-ce pas votre cas, Sara ? N’est-ce pas le cas de tout le monde ?
— Je ne comprends pas de quoi vous parlez. Et je ne vous ai pas donné la permission de m’appeler Sara.
Il ignora simplement sa réponse et poursuivit comme s’il parlait dans un vidphone où la liaison ne se faisait que dans un sens.
— Vous êtes dans la décoration, dit-il. Moi ma spécialité c’est la vie. La vie éternelle. Ça ne vous intéresse pas un peu ?
— Je ne m’intéresse ni à vous ni à votre horrible Fondation. Vous êtes un personnage répugnant et monstrueux, et je trouve dégoûtante votre façon de donner un prix à… l’existence elle-même. La seule chose qui pourrait m’intéresser chez vous, ce serait de savoir comment vous faites pour vous regarder dans une glace sans vomir. Que voulez-vous de moi, pourquoi m’avez-vous forcée à venir ici ?
— Personne ne vous a forcée, ma chère. Vous êtes venue de votre plein gré. On ne vous a pas… kidnappée.
— Mais si je n’étais pas venue de mon propre gré, on aurait utilisé des moyens plus persuasifs, n’est-ce pas ? fit-elle, sentant peu à peu la peur céder la place à la colère. Votre pine en acier nickelé, vous pouvez vous la mettre quelque part, Benedict Howards !
— Je vais vous dire pourquoi vous êtes venue ici de votre plein gré, fit Howards. Vous ne me la faites pas avec vos grands airs. On ne la fait pas à Benedict Howards. Vous êtes venue ici parce vous êtes fascinée, comme les autres, vous êtes venue respirer une bouffée d’éternité. Ne me faites pas croire que ça vous laisse indifférente, aucun homme, aucune femme n’est indifférent à l’idée qu’il a sa place toute prête dans un Hibernateur, que le jour où il mourra, où le cercle noir se refermera, il pourra se dire que ce ne sera pas pour toujours, que l’obscurité ne durera que le temps d’un sommeil, qu’on ne le bourrera pas de formaldéhyde pour qu’il aille ensuite nourrir les asticots, et fini Sara Westerfeld. Personne n’est indifférent à l’idée qu’un beau jour il aura la santé, la beauté, la vie éternelle. C’est pour ça que vous êtes ici, et personne ne vous a forcée, vous pouvez repartir quand vous voudrez, allez-y, je vous défie de tourner le dos à l’immortalité.
Et pendant qu’il disait cela, il la mesurait de ses yeux glacés de belette, ses yeux sataniques à l’odeur de soufre, se repaissant de ses propres mots que lui renvoyait le visage de Sara Westerfeld, nourrissant son sourire tranquille, reptilien, qui disait qu’il savait tout, savait à l’avance ce qu’elle allait dire et pourquoi, connaissait ses rouages intimes, ses leviers mieux qu’elle, et pour des raisons à lui qu’elle ne comprendrait jamais, était prêt à les faire agir.
— Je… je ne pense pas que vous m’ayez fait venir ici pour discuter philosophie, répondit-elle d’une voix mal assurée.
— Philosophie ? répéta Benedict Howards en prononçant le mot du bout des lèvres. Je ne suis pas en train de vous débiter des conneries comme à Berkeley, ma chère amie. Je vous parle de la mort, la réalité la plus dure qui soit. Vous connaissez plus dur, vous ? Moi pas. Et la mort, j’ai vu son horrible visage en face, vous pouvez me croire sur parole, le cercle noir qui s’estompe et se referme sur vous, avec votre vie drainée goutte à goutte dans des éprouvettes, c’est le pire visage qui soit. Et c’est ce qui va vous arriver, Sara Westerfeld, sans que vous ne puissiez rien faire pour l’éviter. La semaine prochaine, ou l’année prochaine, ou dans soixante ans peut-être, vous vous trouverez au bord de ce puits sans fond, et la dernière chose que vous penserez jamais c’est que vous allez cesser de penser pour l’éternité. Vous avez appris ça en philo à Berkeley, miss Westerfeld ?
— Qu’essayez-vous de me faire ? hurla Sara au bord d’un abîme noir trou sans fond être contre néant homme-reptile en décomposition gribouillant d’indicibles messages de peur sur les murs des latrines de son esprit.
— J’essaie de vous acheter, miss Westerfeld, répondit-il doucement. Et croyez-moi, vous vendrez. Personne ne refuse une offre de Benedict Howards. Parce que je paie avec la meilleure monnaie qui soit. Je vous achète entièrement, mais je vous paie entièrement aussi. Ma monnaie, tout le monde en demande.
— Vous êtes fou ! dit Sara. Je ne veux rien vous vendre, à aucun prix et pour aucune raison.
— Imaginez ce que c’est que d’être morte, chuchota presque Howards d’une voix hypnotique. Morte… un morceau de chair pourrissante mangée par les vers. La fin de tout ce que vous étiez, Sara, la fin de tous vos foutus principes et de tout ce que vous souhaitiez être un jour. Rien n’est plus fort que la mort, miss Westerfeld. Tôt ou tard, tout ce que vous avez pu accomplir ou pas se résume à un morceau de pourriture. Et c’est toujours plus tôt qu’on ne voudrait.
— Mais pourquoi… pourquoi… ? murmura Sara. Personne ne parlait jamais ainsi, pensa-t-elle. On vit avec ces choses en les ignorant, en faisant semblant de ne pas savoir qu’elles existent, ou elles finissent par vous rendre cinglé. Pourquoi Howards ne se cogne-t-il pas la tête contre les murs quand il s’entend parler ?
— Je vous parle de la mort pour que vous puissiez apprécier votre vie, continua Howards. Votre vie éternelle, miss Westerfeld, parce que vous n’avez pas besoin de mourir, du moins pas pour l’éternité. Une place dans un Hibernateur, rien qu’à vous, pour le jour où vous mourrez – mais vous ne mourrez pas vraiment. Vous vous endormirez vieille un soir et vous vous réveillerez jeune le lendemain. N’est-ce pas mieux qu’un bel enterrement, miss Westerfeld ?