On verra ça mercredi soir, Bennie, pensa-t-il. On verra quand tu seras sur la sellette. Car finalement puisque c’est avec de la graine de Président que tu joues cette partie de poker, il faudra étaler les cartes sur la table si tu veux rester dans le jeu, Bennie, baby. Oui, tu es bel et bien sur la sellette, comme une poule de choix dans un bordel de luxe, comme…
Le carillon du vidphone interrompit soudain son accès d’auto-apitoiement germanique et morose. Je parie que c’est Teddy le Prétendant, se dit-il, cynique. Tous les autres camés du coin ont déjà contacté Jack Barron le fourgueur.
Mais le visage aux grands yeux bruns et aux cheveux de miel (l’imagination suppléant l’image noir et blanc du vidphone) qui fit son apparition sur l’écran lorsqu’il prit la communication lui coupa le sifflet et il ne put que balbutier :
— Sara…
— Salut, Jack, fit Sara Westerfeld.
Il se sentit la proie d’un désarroi total, lui qui était cul nu devant son poste, perçut la même détresse dans le regard de biche apeurée de Sara, fouilla désespérément l’écran vide de son esprit pour trouver quelque chose à dire et entendit sa propre voix cuirassée d’ironie qui disait :
— Sadisme ou masochisme ? Qu’est-ce qu’il y a dans ta tête imbibée d’acide, Sara ?
— Il y a si longtemps…, commença Sara, et Barron s’agrippant comme un forcené pour ne pas se laisser aller au souvenir-fantôme de mille nuits corps contre corps, choisit l’inanité comme un homme affamé se jette sur un croûton moisi.
— Sans déconner ? dit-il. Je croyais qu’il y a six ans tu étais partie acheter de l’herbe. Il y a eu des encombrements ?
— Je t’en prie, Jack. (Elle le supplia d’un regard navré.) Sommes-nous obligés de nous faire du mal ?
— Rien ne nous oblige à quoi que ce soit, dit Barron, sentant l’amertume monter à la surface. C’est toi qui m’as appelé. Moi je n’ai plus rien à te dire. Tu es chargée ? Tu as défoncé le plafond ? Avec la tête de qui es-tu en train de jouer ? La tienne ou la mienne ?
— Je suis désolée, Jack. Je suis désolée pour tout. Tu peux raccrocher si tu veux. Qui pourrait te le reprocher ? Je… je voulais te voir, Jack, je voulais te parler…
— Tu as la télé ? Allume-la mercredi soir, et tu me verras. Prends ton vidphone, appelle la régie, raconte une histoire à Vince et il te fera passer sur l’antenne. Qu’est-ce que ça veut dire, Sara ? Six ans, six putains d’années ont passé, et tu voudrais que j’accoure comme un petit chien quand tu m’appelles ? Qu’as-tu fait de ta tête, Sara ?
— Je t’en prie… dit-elle, armée du seul blindage de sa vulnérabilité féminine. Crois-tu que ce soit facile pour moi ? Je… (Un vide panique sembla traverser tel un nuage le ciel de ses yeux ; elle hésita, puis se mit à parler de plus en plus vite :) J’ai regardé ta dernière émission par hasard, je l’avoue, mais j’y ai retrouvé quelque chose que je croyais mort. Quelques bribes seulement, au milieu d’un fatras inutile, mais des bribes de toi. Je revoyais, à certains moments, le Jack Barron que j’avais connu, et chaque fois cela me transperçait le cœur. Tu peux me croire ou pas, mais à ces moments-là je ne pouvais pas m’empêcher de t’aimer, tout seul dans ce poste de télévision, tout seul avec toi-même, oscillant entre le vrai Jack et le Jack baisse-froc, et je ne savais plus lequel des deux était réel, le Jack que j’aimais ou celui que je haïssais, je t’aimais et te haïssais en même temps, et je savais que j’avais encore en moi un morceau de toi, dont je n’arrivais pas à me débarrasser, et… et…
— Tu étais chargée, hein ? demanda Barron avec une cruauté intentionnellement cynique. À l’acide ?
À nouveau même hésitation, comme si un mécanisme se déclenchait chaque fois qu’il glissait une pièce :
— Euh… oui, c’était un voyage… c’est pour cela, peut-être, de regarder ton émission avec de nouveaux yeux, des yeux anciens et en même temps nouveaux… une partie de moi était à Berkeley, une autre avec toi la dernière fois, et une autre dans cette télé avec toi et… il faut que je te voie, Jack, j’ai besoin de savoir si c’était l’acide ou bien…
— Ainsi me voilà devenu un foutu tremplin de camée ! s’écria Barron. Comme un kaléidoscope ou un vieux disque de Dylan ! Tu as crevé le plafond ? Tu as vu des lumières de couleur ? Je ne veux pas faire partie de tes foutus voyages, même par procuration. Tu me retournes l’estomac, à m’appeler ainsi en pleine vape. Oublie-moi, Sara. Va-t-en chercher un gros malabar de marin du côté du ferry de Staten Island et baise-lui sa tête, parce que moi je n’ai pas l’intention de te laisser jouer avec la mienne. Ni maintenant ni jamais.
— Je ne suis pas chargée en ce moment, Jack, dit-elle tranquillement. Je suis tout à fait lucide. Plus lucide, peut-être, que je ne l’ai jamais été de ma vie. Tout le monde change. Je t’ai vu changer, et je n’ai pas pu l’accepter. Maintenant, je pense que c’est mon tour.
Cela se passe ainsi, parfois, pendant six ans, on voit arriver les choses sans que vraiment sa tête soit concernée, et puis un jour ça change, l’acide, plus quelque chose, peut-être, quelque chose de bête et d’insignifiant, qui provoque la grande explosion, et soudain les six ans disparaissent comme un bouchon, et l’on voit les années devant soi, tous les futurs possibles, en un instant, et rien ne s’est produit que les autres peuvent voir, mais on n’est plus le même, jamais plus on ne sera le même. Il y a une coupure, une discontinuité, et on sait qu’on ne veut plus être ce qu’on a été, mais on ne sait pas encore ce qu’on est.
« Et il n’y a que toi, Jack, qui puisse me dire. Je n’ai plus de présent et tu es mon passé, et peut-être – à moins que je ne finisse par crever le plafond pour de bon – mon avenir aussi, si tu veux bien de moi. C’est un autre côté de toi que je vois maintenant, et je sais que tu ne vois pas tout comme moi, mais je ne suis plus certaine que tu aies toujours tort. Aide-moi, Jack, si tu m’as jamais aimée, aide-moi maintenant, s’il te plaît.
— Sara…
Sara, folle garce, ne me fais pas cela, pensa-t-il, tu me tends entre tes doigts comme une corde à piano, tu fais des arpèges sur mon crâne, du ping-pong avec mes couilles. Désespérément, il voulait maintenir son écran de cynisme contre la marée qui déferlait sur lui, marée de Berkeley draps frais tachés d’amour langue dans son oreille brise tiède sur leurs corps nuit californienne embaumée de bougainvilliers à Los Angeles, à Berkeley, odeur de la marijuana bouche contre sa bouche années d’innocence années perdues, six années enterrées enfouies dans des corps de blondes du mercredi soir, et la chanson de ces années qu’elle chantait de sa belle voix fausse de petite fille triste pressentant la tristesse des Noëls à venir :
Où sont passées toutes les fleurs d’antan ?
Quand oh, quand comprendront-ils enfin… ?
Quand comprendras-tu enfin, Jack Barron ? Du fond des tripes, tu sais qu’elle est toquée ; mais dans ton cœur… dans ton cœur il y a un gros trou de la taille de Sara, que ni Carrie ni aucun autre fantasme déjà vu du mercredi soir ne pourront combler, même si tu vis les millions d’années d’ères géologiques promises par Benedict Howards… Tu es un camé de Sara, et tu ne peux rien faire pour arranger les choses, le seul fourgueur en ville c’est elle.
— Jack… dis-moi quelque chose, Jack…
— Est-ce nécessaire ? répondit-il – douce soumission au fantôme d’un espoir qui ne voulait pas mourir.
Je peux, se disait-il. Je peux. Jack Barron a fait face à des sénateurs, caïds de toutes espèces, Howards, Morris, Luke, artistes de la balle à effet ; Jack Barron a-t-il peur de jouer le jeu de l’amour (quoi d’autre qu’un jeu !) avec la seule femme qu’il ait jamais aimée ? Je t’aiderai, vieux frère. Toi et moi on empoignera la réalité par les cornes, toi et moi dans Bug Jack Barron, dans notre douillet penthouse du vingt-troisième étage qui n’attend que Sara depuis des années. Et si c’est l’acide vraiment qui t’a ouvert les yeux, Sara, alors chapeau pour Crazy Tim Leary[5].
5
Timothy Leary : Fondateur de la