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Qu’est-ce qui m’a pris de faire ça ? se demanda Barron tandis que l’air qui s’engouffrait dans la Jag découverte le refroidissait un peu. Qui joue maintenant à baiser la tête de Jack Barron, sinon le maître baiseur soi-même ? À qui crois-tu la faire ? Ton chemin c’était la Septième Avenue-Houston St. direct, sans faire tout ce cirque et aller te fourrer dans des embouteillages où c’était couru d’avance que tu te ferais repérer. Visez un peu le club de fans de Jack Barron : tous les paumés du Village, les junkies de San Fran, les filles à la dérive de partout ailleurs, Berkeley, Strip City, toujours la même scène, de Commercial St. à MacDougal St. à Haight à Sunset Blvd., toujours les mêmes fantômes de gloire du mercredi soir.

Il tourna à gauche dans la Première Avenue, et son humeur changea avec l’artère : la Première Avenue, collecteur primordial du Village ; bistrots déglingués, salons de thé, discothèques, galeries, boutiques psychédéliques au rez-de-chaussée d’immeubles polonais ou ukrainiens rénovés ; rue où les spectres de néon du futur côtoyaient les fantômes moins gais des descendants des ghettos slaves ou juifs ou portoricains du passé.

Oui, c’est là que ça se passe, pensa Barron : quartier frontière de la paranoïa, studios à bon marché, boutiques folkloriques du nouveau ghetto de la drogue, guérilla immeuble par immeuble contre les exploités de la Grande Société, scène de taudis du passé qui mourait. Et les Enfants des Fleurs étaient aussi pressés d’occuper les lieux que Dieu sait combien de générations d’immigrants avaient été anxieux de les quitter.

C’est toujours pareil, se dit-il. Du temps du Village, il n’y avait que Berkeley qui comptait. Du temps de Berkeley, Strip City, et maintenant, ici, où se trouve l’action ? Mais quand on est un paumé pour la vie, baby, l’action c’est toujours ailleurs qu’elle se trouve. Alors pourquoi pas l’autre côté de la lucarne, le pays de Bug Jack Barron, électroniquement relié aux sièges du pouvoir, rêves d’acide de révolution, secret bidon de cent millions de téléspectateurs recensés au sondage Brackett : Jack Barron le donneur de coups de pied au cul est l’un des nôtres.

Et c’est vrai, se dit-il. Pour des raisons à moi, je suis effectivement dans le même camp qu’eux, le camp de tous les bloqués mentaux de la création, image-point-de-phosphore proclamant au son de la liberté : « Ennemi de ceux qui s’en font un ennemi, ami de tous ceux qui sont sans amis. »

Mais pourquoi te font-ils suer, ces badges ?

L’ennui, c’est que j’aimerais savoir d’où ils sortent, et pourquoi. Luke ? Morris ? Les deux, peut-être, lançant déjà leur ballon-sonde, échantillon gratuit de prospective téléculinaire ? Ou peut-être rien d’autre qu’un inoffensif tremplin de camé ?

Merde, tu le sais très bien, ce qui te fait suer. Sara ; ta Sara : elle n’a qu’un mot à dire, et tu rappliques, avec ton cul d’un million de dollars dans ta Jag, au Village du passé que tu croyais oublié depuis six ans. Comme dans la chanson imbécile des années 60 :

Déesse des Taudis de Lower East Side Déesse des Taudis je veux faire de toi ma femme… La première fois que je l’ai enfilée j’ai cru perdre la tête…

Et c’est vrai ! Me voilà à traîner la pine, six ans plus tard, dans la Première Avenue. Sara, Sara… tâche de ne pas être envapée quand j’arriverai chez toi, car alors je ne sais ce qui me retiendra de te flanquer une volée dont tu te souviendras, parole d’homme.

Mais tandis qu’il garait sa voiture au coin de la Première Avenue et de la 9e Rue, il se demandait sérieusement qui était en mesure de flanquer des volées à qui.

L’appartement de Sara se trouvait au troisième étage d’un immeuble rénové de cinq étages sans ascenseur (le progrès : dans le bon vieux temps, vous pouviez aller rendre visite à n’importe qui dans East Village, il habitait toujours au cinquième étage), et rien qu’à voir la porte on pouvait être sûr que c’était le sien. Le pan de mur attenant à la porte d’entrée ainsi que la porte elle-même étaient fondus dans un motif kinesthopique formant des ondes concentriques changeantes aux reflets verts et noirs créant l’illusion d’un tunnel sans fin aux contours mouvants autour de l’unique point fixe bizarrement décentré constitué par le bouton de sonnette jaune. Le centre apparent du tunnel était curieusement situé vers le haut de la porte.

Barron hésita, fixant le bouton jaune, pris par le rythme des cerceaux d’émeraude qui sortaient du fond noir comme des pulsations de néon vibrant autour de lui, l’aspirant en leur centre comme les jambes de Sara nouées à son corps… ouvre-moi ! ouvre-moi ! Laisse-moi t’attirer en moi, semblait dire le tunnel mouvant.

Barron ne put s’empêcher de sourire. Ce genre de symbolisme ne l’affectait pas, mais elle savait très bien ce qu’elle faisait avec des trucs de ce genre : l’entrée de son appartement ressemblant à un con ouvert au monde entier. Mais mollo, Jack, baby, regarde la peinture, elle est vieille et elle est écaillée sur les bords. C’était là bien avant qu’elle t’appelle.

Il pressa le bouton-nombril, entendit un gong chinois résonner à l’intérieur, suivi de pas feutrés sur la moquette, et… Sara ouvrit la porte. Immobile sur le seuil, elle était éclairée par la lumière ambrée d’un unique projecteur qui faisait ressortir sur le fond noir du corridor ses longs cheveux dorés coulant sur ses épaules. Son kimono de soie noire laissait deviner la nudité de ses seins aux bouts tendus bas sous le tissu brillant dont les plis à la jonction des cuisses lisses évoquaient le doux triangle de chair imaginée.

Impression ironique de déjà vu, l’entrée de son penthouse et sa propre technique de séduction hypnotique venant tout droit de l’enseignement kinesthopique de Sara. Barron se mit à rire et dit :

— Le chemin du cœur d’un homme passe par le ventre et celui de la queue par les yeux, hein, Sara ?

— Tu n’as pas changé, Jack, dit-elle avec un sourire qui raviva en lui l’étincelle qu’il croyait éteinte de leur amour de Berkeley, à l’époque où Jack et Sara étaient les protégés de l’univers, leur cynisme innocent une épée contre la nuit. La magie n’agit pas sur toi. J’avais oublié que tu étais muni d’un charme contre les nécromanciens.

— Merci, J.R.R. Tolkien, dit Barron en entrant et en refermant la porte derrière lui pour se donner une contenance. Est-ce qu’il y a un endroit où s’asseoir dans cette caverne enchantée ? demanda-t-il au lieu de céder au désir viscéral de l’attirer à lui telle qu’elle se trouvait là. Mollo, Jack, se reprocha-t-il à nouveau.

Elle sourit et le guida le long du couloir tendu de velours noir aux ombres fuyantes (fond noir sur effets kinesthopiques, se dit-il, comme pour Bug Jack Barron, nous jouons à la même chose, mais pour des enjeux différents) jusqu’à une pièce-studio revêtue d’un tapis de paille et ornée d’un mobilier bas japonais aux couleurs fondamentales et à la précision géométrique agressive par sa sobriété. Une lumière blanche descendait d’une pseudo-lanterne à des années-lumière du baroque au néon des rues du Village. Il s’accroupit sur un coussin de peluche rouge devant une table laquée noire et sourit en voyant la télévision posée là avec l’arrogance de l’impérialisme yankee dans des draps extrême-orientaux.

Elle s’assit à côté de lui, ouvrit un écrin bleu qui était sur la table, sortit deux cigarettes et lui en tendit une. Il lorgna la marque :