— Non, non, pas d’herbe, dit-il. Je veux qu’on parle sérieusement. Ni pour toi ni pour moi, ou je m’en vais tout de suite.
— Ton sponsor, Acapulco Golds. (Elle retourna les tiges dans ses mains avec circonspection.) Qu’est-ce que le réseau va penser ?
— Arrête de déconner, Sara.
— Très bien, Jack, dit-elle, soudain vide et confuse comme une petite fille (après tout, est-ce moi qui ai commencé ?). J’espérais que tu… que tu écrirais le scénario de cette scène. Cela a toujours été ton rayon, pas le mien.
— Mon rayon ? Écoute-moi, Sara, c’est toi qui as lancé l’idée, rappelle-toi. Tu m’as demandé de venir. Je n’ai pas traîné ma pine jusqu’ici pour…
— Tu crois vraiment, Jack ? fit-elle doucement.
Il plongea son regard dans les grands yeux noirs de Sara qui connaissaient des abîmes sans fond, et ils restèrent ainsi rivés l’un à l’autre, se disant : Je sais que tu sais que je sais que nous savons que nous savons… circuit de réaction sans fin des scalpels acérés de la vérité à laquelle ils ne pouvaient pas échapper.
— D’accord, se soumit-il enfin. J’oubliais à qui je parlais. Il y a si longtemps, que je ne savais même plus que j’avais quelqu’un d’ancré si profondément dans la peau. J’aurais bien voulu oublier. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour oublier que je savais que tu savais ce que j’éprouve encore pour toi. C’est pire qu’un voyage à l’acide raté, le souvenir de la façon dont tu m’as laissé tomber, alors que je t’aimais encore.
— Qu’est-ce que tu racontes ? se dressa-t-elle avec une moue de défense, mais un air de sincérité blessée dans son regard. Je ne t’ai pas laissé tomber, c’est toi qui m’as fichue dehors.
— Je t’ai fichue dehors… ? commença à hurler Barron pour se calmer presque aussitôt en entendant sa vieille voix des querelles sans fin qu’elle ne comprenait jamais – autant se cogner la tête contre un mur de brique. (Il soupira :) Tu ne comprends pas, Sara. Tu n’as jamais voulu comprendre. Personne ne t’a fichue dehors. Tu ne cessais de me présenter des ultimatums, alors un beau jour j’en ai eu si marre que je t’ai prise au mot et tu t’es barrée.
— Tu m’as forcée à m’en aller, insista-t-elle. Je ne pouvais plus rester dans ces conditions, et tu refusais de faire un effort. Tu t’es débarrassé de moi comme d’un préservatif usagé.
— C’est exactement ce qui s’est passé, tu viens de l’avouer toi-même. Tu ne voulais pas m’accepter tel que j’étais en réalité. Tu voulais me faire changer. Et quand je n’ai plus voulu jouer à tes jeux de Bébés Bolcheviques et que j’ai commencé à vivre dans le monde réel, tu n’as pas pu quitter ton univers de camée, et parce que j’ai refusé de retourner croupir dans le même trou que toi tu t’es barrée. C’est ce que tu appelles être fichue dehors ?
Prêt au sempiternel retour de la balle, Barron vit se former sur le visage de Sara le masque familier aux yeux meurtris et aux lèvres tremblantes… qui se liquéfia soudain en un visage pathétique de petite fille au bord des larmes.
— Non, dit-elle comme si elle se souvenait d’une bonne résolution de Nouvel an. Je ne veux pas retourner six ans en arrière. Je ne veux plus me disputer, je n’ai plus envie de marquer des points. La dernière fois, chacun de nous a cru marquer des points et… nous avons perdu tous les deux la partie. Tu ne vois donc pas, Jack ? Je t’ai quitté… tu m’as fichue dehors… des mots, des mots, des mots… notre amour est mort pour des mots… Je me suis dit que c’était vraiment trop idiot quand… (Elle hésita, d’une manière étrange, comme si quelque chose de glacé avait traversé son regard, puis elle poursuivit :) … Quand j’ai regardé l’émission sous l’effet de l’acide, le toi que j’aimais était toujours là, il n’avait pas changé. Mais cet autre toi… celui qui marquait des points avec Hennering, Yarborough, Luke… C’était toi aussi, ça, Jack, et ce sera toujours toi. Autrefois… quand tes ennemis étaient nos ennemis… j’aimais cet autre côté de toi… Te rappelles-tu ? Te rappelles-tu Berkeley et la nuit où tu as créé la C.J.S. ? Et ni Luke ni les autres ne peuvent en dire autant. De tes mains nues tu as marqué des points, pour une vraie raison. Et la fois où tu as arrêté cette émeute rien qu’avec ton visage et ta voix ?… Quand je t’ai vu tailler en pièces la Fondation, comme tu faisais avec moi vers la fin, mais comme tu avais fait avec ce salaud de fasciste aussi, la première fois que tu as eu l’émission… ça, c’était Jack Barron, le vrai, celui qui était prédestiné. Et je me suis dit que peut-être ce n’était pas toi qui avais changé, mais moi, que peut-être j’avais cessé à un moment d’essayer de comprendre par peur du pouvoir, peur de voir de beaux rêves devenir une réalité moins rassurante, peur d’assumer des responsabilités de femme de vainqueur, peur d’affronter les vrais requins d’un vrai océan. Si tu as été un baisse-froc, moi j’ai été lâche de te repousser, au lieu d’essayer de comprendre… Tu es le seul homme que j’aie jamais aimé vraiment, Jack, le seul que j’aie respecté, et je ne te comprends pas quand même, peut-être ne te comprendrai-je jamais. Mais si tu veux encore de moi, je passerai le reste de ma vie à essayer. Je t’aime, Jack, je t’aime. Ne dis rien, baise-moi, baise-moi, mon amour, je ne veux plus penser, je veux être un objet dans tes mains.
Et elle se laissa aller contre son corps, les bras autour de lui, les seins tièdes et mobiles, forçant ses lèvres encore serrées de sa langue raidie.
Un frisson de déjà vu le parcourut tout entier tandis que Sara l’embrassait, yeux sans fond grands ouverts, regard d’abîme du mercredi soir d’une cohorte sans fin de succédanés de Sara devenant tout à coup la vraie Sara, la Sara de Jack et Sara de Berkeley Los Angeles Acapulco brise nocturne Californie de l’esprit, Sara qui résumait et annulait les fantasmes de rêve humide d’un seul coup de sa langue liquide dardée.
Comme des automates incrédules, les mains de Barron écartèrent le kimono soyeux, et le corps nu de Sara – langue mouillée remontant la courbe de sa pommette selon un itinéraire retrouvé par cœur, tiédeur humide dans son oreille encerclée par des lèvres à la senteur musquée de bougainvilliers, doigts dansant sur son ventre descendant le long de sa cuisse selon un rythme primordial – remplit de sa chair réelle le vide de ses fantasmes tandis qu’il refermait ses mains sur une poitrine bien présente. Sara ! Sara ! C’est toi, et c’est réel !
Je suis Jack et tu es Sara, c’est tout ce qui compte – et passionnément, il lui entoura la tête de ses bras tandis qu’elle le faisait rouler, nue sous lui, sur le tapis de paille, gémissante, leurs langues unies, leurs bouches mouvantes selon un rythme lent, pelvien, elle implorante, pétrissant ses fesses de ses doigts, l’attirant au centre de ses jambes écartées, vissées à lui, caressantes, criant sur un rythme d’orgasme : baise-moi, baise-moi, baise-moi… Et… Et rien ne vint.
Après l’épuisement total de sa nuit avec Carrie, après six ans d’images de désir du lendemain matin maintenant devenues réelles, en cet instant d’entre tous les instants rien ne vint.
Il sentit descendre sur lui la spirale glacée du désastre super-freudien… puis il prit le parti de trouver cela drôle. Qu’est-ce que ça peut foutre ? C’est moi qui compte, pas ma queue, je n’ai rien à prouver avec ma queue dans ce domaine. Je l’aime, c’est tout, et elle est là.
Il glissa son visage jusqu’au ventre brûlant de Sara, l’enfouit dans la moiteur musquée du nid de crin, lèvres contre lèvres, lapant entre ses cuisses raidies sur ses joues, la pénétrant d’amour et d’autofrustration ironique, poussant et fouissant sur un rythme pelvien tandis qu’elle l’accompagnait de ses coups de boutoir asymptotes et jouissait en spasmes gémissants.