Выбрать главу

Reposant son menton sur l’os dur du pelvis, il sourit à la proue de son ventre, à ses seins écartés comme deux monticules, et leurs regards se rencontrèrent à travers un continent rose de plaisir encore palpitant.

— Jack… (Elle soupira.) Oh, merci… merci… (Puis elle baissa vers lui un regard rêveur :) À cette heure-ci, c’est tout ce que tu as pu faire ? Par curiosité, comment s’appelait-elle ?

— Qui ça ? dit Barron en feignant l’innocence.

— Miss Hier soir. J’espère du moins qu’elle existe, je ne voudrais pas croire que…

— Laisse-moi une heure pour récupérer, et je te donnerai la réponse, dit-il en remontant jusqu’à son visage.

Elle déposa un baiser rapide sur ses lèvres encore chaudes d’elle, et il sentit percer une pulsation de désir à travers l’épaisseur ouatée de sa fatigue quand elle tendit la main pour le caresser.

— Toujours prêt à l’action comme je l’ai laissé, murmura-t-elle, et la barrière des années fondit et il comprit qu’elle était revenue pour de bon. Prends ton temps, rien ne presse, reprit-elle en le serrant contre elle. (Et avec un frisson dans sa voix qu’il ne lui connaissait pas, elle ajouta :) Nous avons une éternité devant nous.

Ça ne m’est pas arrivé depuis la fin de la prohibition, songea Barron tandis que la cigarette roulée à la main comme au temps des fourgueurs de rue circulait de main en main dans le cercle mystique. Il y avait, à part lui et Sara, un nommé Sime, qui en avait visiblement après le cul de Sara, une fille qu’on appelait Leeta ou à peu près (servante de l’Église psychédélique) et un type chevelu qu’on ne désignait que sous le nom de Poméranien. Barron inhala profondément, s’installant dans une atmosphère de nostalgie anachronique, savourant chaque bouffée de fumée comme si c’était encore le truc à vingt dollars l’once qu’on ne pouvait se procurer qu’illégalement.

— Wow ! fit-il dans le style consacré du début des années 60. Ne le répétez à personne, mais c’est vachement plus excitant que les Acapulco Golds.

Sara se mit à rire :

— Ça ne m’étonne pas, dit-elle ; il y a de l’opium dedans.

Souriant pour lui-même, Barron ressentit un détachement sardonique à l’égard du reste du groupe assis à l’orientale sur le tapis de paille. Il ne pouvait pas y avoir plus qu’une trace de noir dans cette camelote. Pour sentir l’effet de l’opium, il devait falloir fumer au moins une livre d’herbe. Mais ça ne fait rien, se dit-il, il suffit d’une pincée épicée et de l’idée pour créer l’atmosphère du fourgueur d’antan et de la police aux fesses. Si ça se trouve, il n’y a pas un brin de noir, rien que de la merde, mais ça ne fait rien le prix est le même.

— Hé, déclara le Poméranien, vous aussi vous prenez plaisir aux Acapulco Golds ? C’est marrant comme tous les anciens camés qui en connaissent un bout choisissent Acapulco Golds. Et tout le monde sait que vous en connaissez un bout, Jack. (Cette dernière affirmation tenait à la fois de la sympathie innocente et sincère et de l’affectation de sycophante.)

Lorsqu’il entendit le Poméranien formuler la question qu’il s’était toujours posée lui-même, Barron comprit soudain pourquoi les Acapulco Golds battaient tous les records dans les ghettos du Village, de Fulton St., Strip City, parmi les camés nostalgiques des temps passés : La réponse était du côté de Bug Jack Barron. Fumez les Acapulco Golds et vous aurez le goût de Jack Barron ; vous accomplirez un acte de patriotisme comme le Poméranien, comme les habitants du ghetto psychédélique, les adorateurs du mauvais garçon de Berkeley aux cheveux à la Dylan (besoin d’aller chez le coiffeur, ça commence à me gratter), les continuateurs du mythe du donneur de coups de pied au cul.

Il passa la tige à Sara, la regarda tirer une interminable bouffée comme au temps de la pénurie, et se demanda pourquoi il était venu quand même à cette séance de camés destinée à marquer son retour au bercail, pourquoi il l’avait attendue, pourquoi il avait ressenti le besoin de… de… ?

— Hé, Jack, fit le Poméranien, c’est vrai toutes ces histoires qu’on raconte sur vous et la Fondation ?

— Quelles histoires ? demanda Barron, humant l’odeur d’une usine à rumeurs très professionnelle (celle de Luke, déjà ?).

Le Poméranien prit la tige des mains de Sara, inhala, retint la fumée dans ses poumons et parla à travers elle d’une voix croassante de camé de longue date :

— On dit que vous voulez la peau de Howards. La dernière émission était terrible. Des Hibernateurs publics. Vous avez… (Le Poméranien s’étrangla en un subit accès de toux qui le força à expirer la fumée qu’il voulait garder en parlant, puis continua aussitôt avec de grands gestes :) Ouaip, le bruit court que vous marchez main dans la main avec ceux de l’Hibernation publique, et que quand la Fondation sera mûre pour passer à la casserole, hop, hop, vous leur donnerez le compte tous ensemble et tout le monde aura sa chance de goûter à la vie éternelle, pas seulement cette bande d’enculés de fascistes qui ont tout le fric mais les autres, comme qui dirait les gens comme vous et moi, quelque chose qu’on aurait comme ça à la naissance, sans tenir compte de ce que vous serez plus tard, le fric que vous ramasserez ou la longueur de vos cheveux, ou si la vôtre fait neuf pouces de long au départ ou à l’arrivée, ou si vous êtes blanc ou noir ou indigo, c’est pas vrai ? Exactement comme la mort vous attend au tournant dès que vous êtes né, c’est-à-dire qu’on est tous embarqués dans la même galère, on est tous des gens. Et de même qu’on a la Sécurité sociale pour tout le monde, on devrait tous avoir automatiquement une place dans un Hibernateur. On est tous égaux, vous comme moi comme Benedict Howards, et il n’y a pas de raison qu’il y en ait qui vivent plus longtemps que d’autres, c’est pas vrai ?

Barron sentit les rouages tourner. Ce type-là est en train de me débiter la propagande de la C.J.S. agrémentée d’un peu de sauce Barron. Du travail de professionnel. On lui a fourré ça dans la tête mais il ne le sait pas, il croit que c’est dans l’air. C’est l’usine à ragots qui fonctionne : confidences de poivrots dans les bars, les discothèques, au coin des rues, le truc qui semble né spontanément et qu’on entend partout. Et dix contre un que tout ça vient d’Evers, Mississippi… Je suis bien placé pour le savoir, j’ai été le premier à utiliser le truc dans le temps.

Ouais, pensa-t-il en captant l’instant en suspens sur les quatre visages qui le regardaient avec dans leurs yeux le désespoir de la vie et de la mort, leurs yeux de téléspectateurs estimés à cent millions au dernier sondage Brackett. Leur truc est fabriqué, mais ça se tient, Luke et Morris n’ont pas entièrement tort, parce que la mort, c’est tout ce qu’il y a. Face à la mort, on est tous pareils, il n’y a rien qu’on ne ferait pas (raconter des histoires, assassiner, créer la Fondation pour l’immortalité humaine, se vendre à Benedict Howards) pour rester en vie une seule seconde de plus, parce que quand on est mort il n’y a plus de morale qui vaille. Deux partis seulement sont en lice : le parti de la mort et celui de la vie. La campagne pour la Présidence se joue au niveau des tripes ; parti républicain C.J.S.-Jack Barron de la vie éternelle contre parti démocrate-Bennie Howards de la mort pour le plus grand nombre.

Jésus en Harley-Davidson ! se dit Barron tandis que les conséquences l’étreignaient aux tripes pour la première fois. Je pourrais vraiment devenir Président des États-Unis !