— Disons qu’en principe je serais d’accord avec vous, fit-il, en ayant l’horrible sentiment de prononcer des paroles historiques (historiques, mes fesses). Mais si vous voulez mon point de vue, toute cette histoire d’Hibernation publique c’est zéro et compagnie. Vous ne voyez pas ce qu’il y a en face de vous ? Benedict Howards et ses milliards d’avoirs gelés ; le Parti démocrate, auquel à deux exceptions près ont appartenu tous les présidents élus depuis plus de cinquante ans ; Teddy le Prétendant et ses séides ; sans compter les Républicains, également, qui se fichent pas mal de l’Hibernation publique et ne demandent qu’une part des actions pour leurs propres caïds encore bourrés de fric. Alors qu’est-ce qu’il reste de l’autre côté, à part la C.J.S., ma grande gueule et quelques centaines d’énergumènes agitant des pancartes au coin des rues ?
— Merde, c’est formidable, s’écria le Poméranien avec une exaltation ingénue. Il a plus de gens qui l’écoutent que n’importe qui d’autre dans ce pays, et il ne le sait pas. Le seul homme qui puisse parler à tous ces enculés et leur clouer le bec, le seul à qui nous puissions faire confiance, et il ne connaît pas sa force. Il est formidable !
— C’est vrai, intervint la blonde. Vous ne voyez donc pas ? Vous avez le pouvoir, comme le reste de ces salauds, mais vous êtes le seul qui ne vous soyez pas hissé pour l’obtenir sur une montagne de cadavres, et qui puissiez l’utiliser pour quelque chose de bien…
— Tu ne comprends pas, Jack ? demanda Sara en le dévorant de son regard des beaux jours de Berkeley. Le pouvoir… souviens-toi de ce que nous disions toujours à l’époque, ce que nous ferions du pouvoir si un jour nous l’avions… Tu n’as pas oublié ces bêtises, j’en suis sûre. Mais ne comprends-tu pas que ce ne sont plus obligatoirement des bêtises ? Nous t’avons, et tu as le pouvoir. Autrefois tu n’hésitais pas à foncer dans le tas, même si ça ne rapportait rien. Aujourd’hui tu peux le refaire, et pour un résultat !
— Le pouvoir ! s’écria Barron. Vous ne savez même pas de quoi vous parlez. Jetez un coup d’œil autour de vous : Howards, Teddy, Morris… voilà ce que c’est que le pouvoir. Tous des camés, et de la pire espèce. Des drogués du pouvoir. Et comme tout camé qui se respecte, ils portent sur leur dos le poids de leur vice. La première piquouse est à l’œil, mon garçon, mais après ça à toi de te démerder pour entretenir la guenon que tu portes sur ton dos. Je suis un type très bien, hein ? Venez avec moi dehors, et je vais vous montrer cinquante ex-types très bien sur qui vous ne voudriez même pas cracher parce que ce sont des junkies, et pour un junkie, à part la came, rien n’existe. Le pouvoir et la drogue – c’est la même camelote.
— Luke Greene est aussi un junkie ? demanda Sara doucement.
— Tu parles, si c’en est un ! Le pauvre couillon est coincé comme un rat dans son trou du Mississippi, entouré de sycophantes et de conards tout court, détestant chaque minute qui passe, se détestant lui-même, obligé de manipuler les gens… Il se déteste parce que c’est un Nègre, parce qu’il se voit comme un Nègre entouré de Nègres… Luke Greene… Voilà un type qui était très bien, mon meilleur ami, et voyez ce qu’il est devenu maintenant, réduit à se détester lui-même, ne connaissant plus rien d’autre que l’ignoble guenon qu’il promène sur son dos… C’est ainsi que tu veux me voir, Sara ?
Le silence qui s’ensuivit était si épais qu’on aurait pu le couper au couteau. Qu’est-ce qui m’a pris ? se demanda Barron. Merde, qu’est-ce qu’il y a dans cette camelote ? Peut-être de l’opium, après tout… Mais c’est pas pour dire, Jack, baby, toi aussi en ton temps tu as été un camé du pouvoir, avec ta guenon dans le dos. C’est même pour ça que tu as décroché l’émission, la plus grosse dose de came de toute ta vie. Drôle d’effet, non ? Ça t’a fait crever le plafond ? Et maintenant que tout le monde t’agite le truc sous le nez, tu voudrais y goûter, tu brûles d’y revenir ? Vas-y, mon gars, y a pas de danger pour toi, tu es immunisé, tu es un type trop bien !
Et voilà le fin mot de l’histoire, comprit-il. Le Village tout entier n’est qu’un immense magasin de drogue pour Jack Barron, et c’est la raison pour laquelle tu te trouves ici, tu as tout de suite flairé la came comme un vieux junkie, un coup seulement et tu ne peux plus t’en passer.
Mais pas cette fois-ci, Sara. Il y a trop à perdre : Bug Jack Barron, et peut-être un billet gratuit pour l’éternité. Sacrifier cela à un coup de poker présidentiel ? Il faudrait être fou. Tant qu’à faire d’être un junkie, je préfère être celui de l’immortalité. Au moins cette guenon-là donne autant qu’elle prend.
Qu’ils aillent se faire foutre tous autant qu’ils sont, pensa amèrement Barron. La justice, la vérité… mes fesses, vous êtes comme tous les autres, vous voulez vous servir de moi parce que ça vous arrange.
J’en ai ras le bol de tous ces putains de paumés.
Howards, Luke, Morris, peut-être toi aussi, Sara ! Rêve paranoïaque ! Je leur montrerai que Jack Barron n’est à vendre à personne. J’aurai ce que je veux, et nul autre que moi ne fixera les termes du marché.
« Je me demande qui a agencé cela ? » s’étonna Sara Westerfeld derrière son écran de cynisme à l’encontre de la réalité-Jack Barron tandis que la porte de l’ascenseur coulissait, révélant l’entrée du penthouse du vingt-troisième étage et le panneau mural kinesthopique. (Il devrait occuper tout le mur, pour bien faire, se dit-elle professionnellement.)
Souriant comme un petit garçon, Jack la prit par la taille et la mena le long d’un corridor obscur jusqu’à un vaste espace qu’elle devina kinesthésiquement au-devant d’elle ; puis il s’arrêta brusquement, l’arracha du sol en la soulevant sur son épaule, la main sous ses fesses caressant la ligne de séparation, et ils continuèrent ainsi, elle s’accrochant à son cou, le visage enfoui dans les boucles rugueuses de sa nuque, lui riant :
— Je ne t’ai jamais fait franchir dans mes bras le seuil d’une maison, Sara, mais il n’est jamais trop tard pour bien faire.
— Mon chéri, gloussa-t-elle, il y a des moments où tu es si merveilleusement démodé.
Ses muscles délicieusement tendus sur elle, il la porta jusqu’au bord de quelque chose (elle discerna des silhouettes d’arbres sur un vague fond d’étoiles dans le lointain), manipula quelques boutons sur son panneau mural et…
Des flammes orangées jaillirent d’un énorme foyer au centre d’une grande pièce à moquette rouge, projetant des ombres pourpres sur les fauteuils, coussins empilés, meubles, arrangement électronique sur fond californien de palmiers nains et d’arbres à caoutchouc contre le halo scintillant, au-delà du dôme à facettes, du ciel mort de New York. Elle vit qu’ils se trouvaient sur une galerie surplombant le vaste living-room. Et pendant qu’un montage de rock surgi de nulle part se faisait entendre, les éclairs spectraux d’un orgue chromatique en accord avec la musique emplirent l’atmosphère d’une réalité d’acide fantasmagorique. Elle le sentit frissonner contre elle, attendant sa réaction comme un petit garçon – ou un jeune premier d’Hollywood, elle n’aurait pas su dire.
Elle le serra contre lui, silencieuse, incertaine de ce qu’elle éprouvait au juste. C’était bien Jack : à la fois magique, insensé, extravagant, bidon, et pourtant…
Pourtant c’est bien réel, ce n’est pas artificiellement calculé pour épater, c’est vraiment ce qu’il y a dans la tête de Jack devenu réalité sans stade intermédiaire. C’est lui, c’est son rêve de Berkeley. Los Angeles, Californie, rêve éveillé, éclatant, impavide et nu, rêve rendu réel grâce au pouvoir de l’argent.