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Elle se sentit vaciller au bord d’une vérité dangereuse : Qui était le plus baisse-froc des deux, Jack, qui se donnait la peine de prendre ce dont il avait besoin pour ajuster sa réalité à ses rêves, ou elle, qui façonnait des rêves pour agrémenter la réalité ? Un héros, c’est quelqu’un qui a le courage de vivre dans ses rêves.

— Quel effet ça te fait ? demanda-t-il en la déposant sur la moquette feutrée du living-room et en la dévisageant avec intensité.

Je ne sais pas quel effet ça me fait, pensa-t-elle vertigineusement. Ce n’est pas mon rayon, les jouets de petit garçon, soldats de plomb, décor en papier mâché d’Hollywood, mais tu aimes, et je t’aime, et, Jack, mon chéri, c’est réel…

— C’est toi, Jack, dit-elle, on ne peut plus sincèrement.

— Tu te dis que c’est de la bêtise. Je le vois dans tes yeux.

— Non ! protesta-t-elle impulsivement. C’est juste que… je n’ai jamais rien vu de pareil. C’est comme si je voyais… ce qu’il y a à l’intérieur de ta tête. C’est si nu… si transparent… et c’est comme si tu avais agité ta baguette magique, et que tout ce que tu avais dans ta tête était soudain devenu réel. Je ne te cacherai pas, Jack, que si c’était moi qui avais agité la baguette, ce serait quelque chose de tout différent qui serait sorti. Mais l’idée de concrétiser un rêve comme celui-là… et surtout, avoir le pouvoir de le réaliser… Je… Je ne suis pas sûre de ce que j’éprouve, Jack.

Il eut un sourire de compréhension, l’embrassa sur le front et dit :

— Il y a encore de l’espoir pour toi, Sara. Tu commences à piger ce que c’est que la vie. Il y a de la place pour tous les rêves, il ne tient qu’à chacun de vouloir réaliser le sien. Mais il ne suffit pas de parler, ou de se réfugier dans des rêves d’acide. Il faut se colleter pour de bon avec la réalité, et y puiser autant qu’on est capable. Voilà ce que c’est, la réalité. Ni ce qu’il y a à l’intérieur de toi ni ce qu’il y a à l’extérieur, mais la quantité de ce qu’il y a en toi que tu as le pouvoir de rendre réel. Et si ça signifie baisser froc – se salir les mains – eh bien j’aime mieux être un baisse-froc qu’un chat famélique et borgne reluquant la devanture d’une poissonnerie où il ne pourra jamais entrer. Pas toi ? Est-ce que l’honnêteté envers soi-même consiste à avoir faim toute sa vie ?

Jack Barron, pensa-t-elle. Jack Barron. JACK BARRON. Mon Dieu, comme il est difficile de penser à lui autrement qu’en grosses lettres rouges. Le haïr ou l’aimer, baisse-froc, monstre de carton-pâte de cinéma, quoi qu’il soit, il est impossible de rester indifférent devant lui. Il crée ses propres règles que personne ne comprend, le mensonge à travers lui devient réalité devient vision psychédélique devient pouvoir devient honnêteté, éclair blanc image inversée de l’acide. JACK BARRON.

Et elle eut peur, sachant qu’il était quelque chose de plus grand qu’elle, quelque chose d’hyper-réel, englobant sa réalité comme une unique facette de lui-même. Elle eut peur qu’il ne vît en elle comme à travers une vitre, et elle eut la vision de Howards, l’homme-reptile, qui de son temple du pouvoir sans fenêtres les rapprochait sur son échiquier. Elle se sentait coupable de jouer le jeu de Howards, mais Jack lui-même avait fourni une justification à sa faiblesse : la vérité, c’est la quantité de ce qu’il y a en toi que tu peux rendre réel. Et elle avait faim de lui, faim de son amour, de son corps, de sa réalité, faim de rêves devenus réels, non pour un seul instant ni un an ni un siècle, mais pour l’éternité. L’éternité. Elle se trouvait confrontée avec un ordre de réalité qu’elle n’avait jamais soupçonné ; il lui appartenait de décider entre l’éternité en compagnie de Jack le chevalier à l’armure de chair et le néant. Le pouvoir de la vie contre la mort pour elle, pour Jack… et combien de millions d’autres ? Et elle comprit avec une infinie tristesse qu’elle n’était plus une petite fille mais une femme, et que l’enjeu de la partie d’adulte qu’elle était en train de jouer était le plus important de tous : le droit de s’appeler Sara Barron, en grosses lettres rouges, et pour l’éternité. Sara BARRON. SARA BARRON.

— Je vais te montrer quelque chose qui est à nous, dit-il en lui prenant la main. Un rêve devenu réalité où nous pouvons nous rencontrer. (Et il la conduisit jusqu’à une petite porte.) Tu te souviens, Sara ? demanda-t-il en ouvrant la porte de la chambre à coucher.

Elle entra. Et elle se souvint ! L’herbe gorgée de soleil, le sol riche et spongieux sous elle tandis qu’ils faisaient l’amour à ciel ouvert, le halo étoilé du dôme transparent, les senteurs de la nuit tropicale, le bruit des vagues d’Acapulco diffusé au commandement de Barron par la console électronique. Elle vit les frondaisons de la terrasse découpées sur le ciel nocturne de Brooklyn, le coucher de soleil aux fenêtres de Los Angeles, les murs de lierre de Berkeley boiserie du lit circulaire plastigazon console électronique accessoires de théâtre – l’envers d’un rêve.

Son rêve.

Elle se tourna vers lui, et il lui souriait tel un bouddha conscient de ses pouvoirs de créateur de rêve. Est-ce que je l’aime ou est-ce que je le hais ? Elle se demandait si elle le saurait jamais, ou si cela avait une quelconque importance ; car aucun autre homme ne la connaissait comme lui, aucun ne dégageait une chaleur si dangereuse. Elle pouvait à la fois l’aimer et le détester au tréfonds d’elle (où les deux signifiaient peut-être la même chose) ; et à côté de JACK BARRON (en grosses lettres de feu), qui d’autre pouvait être réel ?

— Jack…, fit-elle d’une voix rauque, pleurant et riant en même temps, se jetant dans ses bras, se livrant – elle, son amour et sa haine de petite fille – sans réserves. (Et ce pauvre imbécile de Howards, homme-reptile, qui croit qu’il peut m’utiliser contre Jack Barron. Une poignée de sable contre le vent.)

Elle se retrouva sous lui sur le lit sans se souvenir d’avoir bougé, nageant dans des flots de sensation totale tandis qu’il…

Explosait en elle, implosait autour d’elle, l’emplissant, la comblant d’impulsions électriques, hampe de plaisir pénétrant qu’elle saisissait, chérissait, absorbait en elle. Elle le sentit haleter en spasmes spirales, brûlante osmose molécule à molécule, symbiose interface de sa peau contre la sienne. Ils gémirent ensemble, les sons de l’un sortant de la gorge de l’autre, tandis qu’il éclatait en elle, figeant le temps sur un sommet de plaisir insupportable, en la propulsant dans un rêve de paradis islamique – un orgasme étalé sur dix millions d’années.

Ouvrant les yeux, elle vit les siens clos. Jack ! Jack ! se dit-elle. Je t’ai menti, je suis indigne. Je suis venue ici comme une putain mexicaine. Et elle fut à deux doigts de tout lui raconter – comment Howards se servait d’elle, et comment elle se servait de lui.

Mais elle sentit le poids de son corps sur elle, le contact de sa peau, ses cheveux chatouillant le bout de ses seins, et la pensée du corps de Jack gisant oublié dans le terreau noirci des années lui noua l’estomac et la langue. Elle se rappela qu’elle se tenait entre lui et le néant. Qu’elle soit courageuse encore un peu plus longtemps, et tout ce qui était Jack, tout ce qu’il y avait entre lui et elle, n’aurait plus besoin de périr jamais.

Jack, oh, Jack, aurait-elle voulu crier, quelqu’un comme toi ne doit jamais mourir !

8

« Lit de mort paré », annonça le téléguide en lettres éclatantes, et Jack Barron, visant le sourire sardonique de Vince, acquit la conviction que son régisseur devait avoir du sang de mafioso sicilien, bien qu’il affirmât être un Napolitain cent pour cent. Le téléguide annonça : « 45 secondes », et Barron se sentit frissonner tandis que défilaient les dernières images du commercial – une assemblée de diplomates fumant pour se relaxer des Acapulco Golds autour de la traditionnelle table ronde. Ça n’a rien de marrant, pensa-t-il, de toute façon les grands de ce monde nous gouvernent comme s’ils étaient chargés la moitié du temps, et pendant l’autre moitié c’est encore pire. Je me demande à quoi doit ressembler Bennie Howards quand il est en pleine vape ? Si ça se trouve, peut-être que cent millions d’enfants sages recensés au sondage Brackett ne vont pas tarder à le savoir – on dit que l’adrénaline a des propriétés psychédéliques, et avant que j’en aie terminé avec lui Howards aura fait un petit voyage à l’adrénaline dont il me donnera des nouvelles.