Contemplant le moniteur où s’effaçait la dernière image du commercial remplacée par son propre visage, Barron eut une sorte de vision psychédélique, la réalité de la semaine écoulée condensée en un seul éclair sur son écran-témoin psychique. Assis dans son fauteuil au milieu du studio, électroniquement connecté au réseau du pouvoir – pouvoir de la Fondation, C.J.S., Démocrates, Républicains, pouvoir de cent millions de téléspectateurs – il était l’élément primordial d’un circuit d’énergies confluentes qui ne demandaient qu’à être contrôlées par lui. Pendant une heure, le temps que durait l’émission, ce pouvoir lui appartenait de facto.
Il sentit s’accélérer son tempo subjectif, comme si une drogue lui avait été injectée, et le message en lettres scintillantes sur l’écran du téléguide sembla durer dix millions d’années : « Début d’émission ».
— Vous avez un problème ? questionna Jack Barron en captant dans le creux de ses yeux les reflets sombres du décor kinesthopique, annonciateurs de la teneur de l’émission à venir. Alors, appelez Jack Barron. Et nous verrons ce qui se passe quand on fait suer Jack Barron. Notre numéro est le 212-969-6969, et nous allons avoir la première communication… maintenant.
Maintenant ou jamais, pensa-t-il en enfonçant la touche du vidphone. J’espère que tu es prêt pour ce qui va suivre, Bennie, baby. Et l’écran se partagea en deux par le milieu ; à gauche image gris sur gris d’une femme d’un certain âge au visage creusé de rides de détresse, spectre implorant l’aumône des dieux en couleurs vivantes.
— Jack Barron vous écoute, ainsi que cent millions d’Américains (tu entends bien, Bennie, cent millions) désireux de vous entendre exposer vos problèmes et de vous donner les moyens de passer à l’action car tel est le principe du jeu quand on fait suer Jack Barron. Aussi vous pouvez parler en direct, la ligne vous appartient. Dites-nous qui vous fait suer et faites-le suer à votre tour.
— Je… je m’appelle Dolorès Pulaski, et ça fait trois semaines que j’essaye de vous parler, monsieur Barron, mais je sais que ce n’est pas votre faute. (Vince lui donna les trois quarts de l’écran, mit Barron en évidence dans le quadrant supérieur droit, Chevalier à l’armure en couleurs vivantes entouré de misère grise, juste la touche correcte, approuva Jack Barron.) Je vous appelle au sujet de mon père, Harold Lopat. Il… il n’est pas lui-même en état de parler… (Les lèvres de Dolorès Pulaski se mirent à trembler, au bord des sanglots.)
Seigneur, pensa Barron, j’espère que Vince ne m’a pas dégoté une putain de chialeuse, va falloir y aller mollo ou je vais pousser Howards trop loin.
— Calmez-vous, madame Pulaski, enjoignit-il. Nous sommes tous avec vous ; vous parlez à des amis.
— Excusez-moi, dit la femme. Il m’est si difficile de… (Le regard apeuré et furtif, les mâchoires serrées, la tension qui l’étreignait passèrent admirablement sur l’écran tandis qu’elle reprenait le contrôle.) Je me trouve en ce moment à l’hôpital Kennedy des maladies chroniques de Chicago. Mon père est ici depuis dix semaines, il a un… cancer… un cancer… de l’estomac, et les lym… lymphatiques sont atteints, et tous les docteurs disent… il a été vu par quatre spécialistes… qu’il va mourir ! Il va mourir ! Et ils ne peuvent rien faire. Mon père, monsieur Barron. Mon père… il va mourir !
Elle fondit en sanglots ; puis son visage disparut du champ et une main grise obscurcit l’écran tandis qu’elle soulevait son vidphone pour modifier l’orientation de la caméra. Des fragments flous, heurtés, tremblants, de salle d’hôpital, se bousculèrent sur le moniteur : murs, fleurs flétries, stands de transfusion, lit, couvertures, visage ridé odeur d’éther d’un vieillard au bord de la mort et la voix de Dolorès Pulaski…
— Regardez ! Regardez !
Bordel, se dit Barron en actionnant frénétiquement sa pédale tandis qu’au même instant Vince changeait la composition de l’écran : les trois quarts à Jack Barron, visage de sollicitude encerclant en couleurs réelles le hideux montage de mort qui subsistait dans le quadrant inférieur gauche, face flétrie, doigts en gros plan, plateau d’aiguilles, bassin. Finalement, les sanglots rauques de Dolorès Pulaski s’éteignirent dans le lointain et la voix de Barron rétablit le contrôle :
— Ne nous affolons pas, madame Pulaski. Tout le monde ne demande qu’à vous aider, mais il faut avant tout garder votre calme. À présent vous allez reposer ce vidphone devant vous et n’oubliez pas que vous avez tout le temps de vous expliquer. Et si vous ne trouvez pas les mots qu’il faut, je suis ici pour venir à votre secours. Relaxez-vous. Cent millions d’Américains sont de votre côté et désirent comprendre.
Le visage de la femme réapparut dans le quadrant inférieur gauche, le regard terne, la mâchoire flasque, et Barron sut qu’il avait à nouveau la situation en main. Après cet esclandre, elle doit être vidée, prête à dire tout ce qu’on voudra lui faire dire. Et de sa pédale, il commanda à Vince de lui restituer les trois quarts de l’écran. À elle de jouer, si elle se tient bien, jusqu’au prochain commercial.
— Je regrette, madame Pulaski, d’avoir été brusque avec vous, reprit-il d’une voix conciliante. Croyez-moi, nous comprenons tous ce que vous devez ressentir.
— Je regrette aussi ce qui s’est passé, monsieur Barron, dit-elle dans un murmure théâtral. (Magnifique Vince, pensa Barron, il a eu l’idée de lui augmenter le son.) Mais vous comprenez à quel point je me trouve désemparée… et maintenant que j’ai une chance… de me faire enfin écouter, ça a éclaté malgré moi… Il faut que les gens comprennent…
On y arrive, pensa Barron. Tu commences à mouiller, Bennie, baby ? Pas encore ? Attends un peu, parce que ça ne va pas tarder.
— Naturellement, madame Pulaski, nous compatissons à votre tourment, mais je ne vois pas très bien comment l’alléger. Si les médecins disent… (Accouche, ma vieille ! Il faut te tirer les mots un par un ?)
— Les médecins… Ils prétendent qu’il n’y a plus d’espoir pour mon père… qu’aucun soin ne peut le sauver. Ils lui donnent quelques semaines. Encore un mois… encore un mois et il sera mort.
— Je ne vois toujours pas…
— Mort ! répéta-t-elle dans un souffle. Dans un mois mon père sera mort pour toujours. Oh, si vous saviez quel homme c’est, monsieur Barron ! Il a des enfants et des petits-enfants qui l’adorent, il a peiné pour nous toute son existence. Il vaut autant que n’importe qui d’autre ! Pourquoi, pourquoi faut-il qu’il parte pour toujours pendant que d’autres qui n’ont fait que du mal, d’autres, monsieur Barron, qui se sont enrichis sur le dos des honnêtes gens, peuvent acheter une place dans un Hibernateur avec leur maudit argent escroqué à des gens comme nous, et vivre pour l’éternité ? Est-ce juste, monsieur Barron ? Qu’un homme qui a travaillé toute sa vie pour nourrir sa famille disparaisse de cette façon pendant qu’un Benedict Howards tient… tient la vie immortelle entre ses mains ignobles comme s’il était Dieu… (Les lèvres de Dolorès Pulaski avaient blanchi sous le poids du mot qui venait de tomber. Elle balbutia :) Je n’avais pas l’intention… pardonnez-moi d’avoir mêlé dans une même phrase le nom de cet homme à celui du Seigneur…