J’espère qu’elle ne va pas nous réciter des Ave Maria ! pensa Barron, et il imagina la tête que devait faire Howards, terré quelque part dans les profondeurs de son Complexe d’Hibernation du Colorado. Il tapa deux fois du pied sur sa pédale droite pour indiquer à Vince qu’il voulait encore deux minutes jusqu’au prochain commercial, puis il répondit d’une voix empreinte de douce bienveillance :
— Nous comprenons parfaitement, madame Pulaski, mais dites-moi, que puis-je faire au juste pour vous venir en aide ?
— Vous pouvez obtenir à mon père une place dans un Hibernateur ! fut la réplique immédiate. (Magnifique, pensa Barron. Ça n’aurait pas pu être mieux si nous avions travaillé à partir d’un scénario. Elle est show-biz jusqu’au bout des ongles, cette Dolorès Pulaski.)
— J’ai bien peur de ne pas exercer beaucoup d’influence sur la Fondation pour l’immortalité humaine, fit-il avec un regard malicieux tandis que Vince accordait maintenant à chacun la moitié de l’écran. Et tous ceux qui ont vu la dernière émission s’en souviennent certainement.
Le téléguide indiqua « 90 secondes ». (Un petit effort, madame Pulaski. Sortez-moi la bonne réplique, et je fais de vous une star.)
— Je sais, monsieur Barron. Mais Benedict Howards… c’est le seul homme au monde qui ait le pouvoir de sauver mon père, et il vend l’immortalité comme le diable achète les âmes. Que Dieu me pardonne de parler ainsi, mais… je le pense sincèrement ! Ne faut-il pas être diabolique pour donner un prix à l’immortalité ? Parlez-lui, monsieur Barron. Qu’il se montre devant tout le monde. Qu’il explique aux pauvres gens qui meurent partout sans espoir de revivre un jour comment il a le droit de fixer le prix de la vie. Et s’il est incapable de donner une explication, là, devant des millions de personnes, eh bien, il sera obligé de faire quelque chose pour mon père, n’est-ce pas ? Il ne voudra pas passer pour un monstre aux yeux de tous les téléspectateurs… Un homme important comme lui…
— Vous n’avez certainement pas tort, madame Pulaski, coupa précipitamment Barron tandis que le téléguide indiquait « 60 secondes ». (Il ne faudrait pas non plus en remettre, Dolorès Pulaski de mon cœur – moi aussi j’ai ma petite tirade à placer.)
Et tandis que Vince lui donnait les trois quarts de l’écran, il reprit, captant des reflets noirs dans ses yeux braqués sur la caméra :
— N’est-ce pas, chers téléspectateurs, que Mrs Pulaski n’a pas tout à fait tort ? S’il existe une raison d’attribuer une valeur en dollars à l’immortalité, nous aimerions bien la connaître, au moment où toute l’Amérique s’interroge après le dépôt au Congrès d’un projet de loi tendant à légaliser le monopole de la cryogénie humaine. Et c’est Mr Benedict Howards en personne qui nous donnera la réponse juste après cette intervention de notre sponsor – faute de quoi cent millions d’Américains seront obligés de la fournir eux-mêmes.
Tu parles d’une entrée en matière ! se dit Barron tandis que passaient les premières images du commercial. Dolorès Pulaski, tu es formidable ! Tâche seulement de ne pas flancher pendant que je ferai poussy-poussy avec Bennie Howards…
Il appuya sur la touche de l’interphone sur son vidphone n°1.
— Hé, Vince, dit-il. Garde le doigt sur ton bouton du son. À partir de maintenant ça se passe entre Bennie et moi. Je veux qu’on voie Mrs Pulaski mais pas qu’on l’entende. Ne lui laisse que très peu de son, sauf si je lui pose une question directe. Et si tu dois lui ôter la parole, arrange-toi pour que ça ressemble à une mauvaise transmission – pas le genre couperet. Tu as Bennie en ligne ?
Gelardi grimaça un sourire derrière la paroi vitrée de la cabine de contrôle :
— Cela fait trois minutes qu’il est au bout du fil, et l’écume lui vient à la bouche. Il veut absolument te parler avant la reprise de l’émission. Il reste quarante-cinq secondes…
— Dis-lui d’aller se faire foutre. Dans un petit moment il pourra me parler tant qu’il en aura envie. Et fais-moi confiance, une fois qu’il sera entre mes pattes, il n’aura même plus la possibilité de raccrocher.
Pauvre Bennie ! pensa-t-il. Deux points pour moi déjà, et la partie n’est même pas commencée. Non seulement il joue sur mon propre terrain, mais il doit étouffer de rage. Et comme le téléguide annonçait : « 30 secondes », Barron se rendit compte soudain qu’il tenait Benedict Howards, l’homme le plus puissant des États-Unis, à sa merci dans le creux de sa main. Qu’il m’en prenne la fantaisie, et crac, pour commencer, je n’ai qu’à refermer la main et adieu le projet de loi. Luke et Morris, dans leur coin, doivent se demander ce que je suis en train de taire. Ils n’attendent que ça, hein ? Que Jack Barron écrase d’un talon vengeur la Fondation de Benedict Howards… Ces deux conards sont tellement occupés à se jouer l’air de « Gloire au Grand chef » qu’il ne leur viendrait jamais à l’idée qu’il peut en exister un autre…
« Début d’émission », signala le téléguide.
Barron activa le vidphone n°2 et en médaillon apparut le visage de Dolorès Pulaski surmonté dans le quadrant supérieur gauche d’un Benedict Howards qui semblait prêt à l’avaler. Jack Barron occupait en couleurs vivantes le reste de l’écran. Splendide, pensa-t-il en annonçant :
— Chers téléspectateurs, vous regardez en ce moment Bug Jack Barron, et notre invité de ce soir est Mr Benedict Howards en personne, créateur et Président-directeur général de la Fondation pour l’immortalité humaine. Monsieur Howards, Mrs Pulaski ici présente vient de nous…
— J’étais en train de regarder l’émission, monsieur Barron, l’interrompit Howards, luttant visiblement pour garder son calme, prunelles brûlantes dans un masque glacial (ça sent le soufre et tu ne peux rien y faire, jubila Barron). C’est un de mes programmes favoris et je le rate rarement. Vous vous entendez certainement à allumer les incendies. Dommage que la clarté ne soit pas votre fort.
Tss, tss ! Fais gaffe, Bennie, tu ouvres trop la bouche, ta libido va foutre le camp ! pensa Barron en souriant sournoisement à la caméra.
— C’est mon métier, monsieur Howards, dit-il d’une voix suave. Je suis obligé de soulever des pierres, parfois, juste pour voir ce qui grouille dessous. Mais je ne suis pas là pour créer la lumière. Je me contente de poser les questions auxquelles l’Amérique voudrait qu’on réponde ; et les éclaircissements doivent venir de l’autre côté du vidphone. Le vôtre, monsieur Howards.
« Puisque vous avez regardé le début de l’émission, il est inutile de perdre du temps. Passons tout de suite aux choses sérieuses. Il y a un homme en train de mourir dans un hôpital de Chicago. Premier point. Il y a aussi, si je ne me trompe, un de vos Hibernateurs à Cicero. Ça c’est le second point. Mrs Pulaski et sa famille demandent une place pour Mr Logan dans cet Hibernateur. La réalité toute crue, c’est que si Mr Lopat n’obtient pas cette place, il est condamné à mourir sans espoir de revivre un jour. S’il l’obtient, il a autant de chances de devenir immortel que tous ceux qui sont en Hibernation. Vous tenez la vie de Harold Lopat entre vos mains, monsieur Howards. À vous de dire s’il doit mourir ou pas. La question est on ne peut plus claire, et cent millions d’Américains attendent de vous la réponse.