Howards ouvrit la bouche, et le temps resta suspendu sur ses lèvres. Puis il la referma. (Quel effet ça te fait, Bennie, d’avoir le couteau sur la gorge ? Le coup du père Néron : pouce levé, le type vit ; baissé, tu passes pour un assassin devant cent millions de personnes ; levé, et tu ouvres les vannes au débordement du barrage chaque fois qu’un paumé quelconque est prêt à clamser. Que ce soit oui ou non, empereur de mes deux, tu es bon pour la casserole.)
— Ni Mrs Pulaski ni vous ne comprenez la situation, répondit finalement Howards. Il n’appartient ni à moi ni à qui que ce soit de décréter si quelqu’un doit mourir ou non. C’est un problème purement économique, comme de savoir qui peut s’offrir une Cadillac et qui doit se contenter d’une vieille Ford modèle 81. Chaque individu accepté dans un Hibernateur doit verser cinquante mille dollars à la Fondation. Je puis vous assurer que si Mr Lopat ou sa famille disposent de la somme indiquée, il n’y aura aucune difficulté à leur accorder ce qu’ils demandent.
— Madame Pulaski… ? fit Jack Barron en signalant à Gelardi de lui rendre le son.
— Cinquante mille dollars ! s’écria Dolorès Pulaski. Un homme comme vous ne peut pas savoir ce que cela représente – plus que ce que mon mari gagne en huit ans, et il a une femme et des enfants à nourrir ! Même avec la Sécurité sociale, nous n’avons pu couvrir tous les frais médicaux : les économies de mon père, de mes frères et de mon mari y sont passées. Vous pourriez aussi bien demander un million de dollars, quelle différence pour des gens comme nous ? Vous vous fichez… (Sa voix mourut dans une suite de grésillements sifflants provoqués par Gelardi.)
— Il semble qu’il y ait des ennuis dans la transmission de Mrs Pulaski, intervint Barron tandis que Vince redistribuait l’écran, partageant l’image entre Howards et lui et faisant de Dolorès Pulaski une simple spectatrice en médaillon. Mais je pense qu’elle vient de soulever un point intéressant. Cinquante mille dollars, cela représente un joli magot, avec le coût de la vie à l’heure actuelle. Tenez, moi qui vous parle, je pense gagner bien ma vie avec cette émission, mieux sans doute que quatre-vingt-dix pour cent des Américains, et pourtant je suis incapable de réunir une somme pareille. Ce qui revient à dire qu’en mettant le prix de l’Hibernateur à cinquante mille dollars vous condamnez plus de quatre-vingt-dix pour cent de la population américaine à servir un beau jour de nourriture aux asticots tandis que quelques millions de nantis pourront devenir immortels. Ça ne semble pas juste qu’on puisse acheter la vie. Peut-être que ceux qui réclament à cor et à cri une Hibernation à statut public n’ont pas…
— Des communistes ! s’écria Howards. Vous ne voyez pas ? Ils sont tous communistes, ou dupés par les Rouges. Voyez l’Union soviétique, voyez la Chine. Ont-ils seulement un programme d’Hibernation ? Ils n’en ont pas, naturellement, et pourquoi ? Parce qu’un tel programme ne peut être réalisé que dans un système de libre entreprise. Socialiser l’Hibernation, cela signifie plus d’Hibernation pour personne. Et les communistes aimeraient bien…
— Mais n’êtes-vous pas le meilleur ami des communistes en Amérique ? interrompit Barron en actionnant du pied sa pédale pour demander un commercial dans trois minutes.
— C’est vous qui me traitez de communiste ! répliqua Howards avec une parodie de rire muet. Elle n’est pas mauvaise, celle-là ! Alors que tout le pays sait quelle sorte de gens ont été vos amis.
— Laissons de côté les questions personnelles, voulez-vous ? Je ne vous ai pas traité de communiste… J’ai émis simplement l’opinion que vous étiez, disons… leur allié involontaire. Je veux dire par là que le fait que moins de dix pour cent de la population – les exploiteurs de la classe ouvrière, comme ils disent – ait accès aux Hibernateurs alors que tous les autres doivent faire tintin et crever, constitue le meilleur argument des Rouges contre le système capitaliste. Votre Fondation n’est-elle pas la meilleure propagande dont les communistes puissent rêver, monsieur Howards ?
— Je suis sûr que les téléspectateurs ne tombent pas dans votre panneau, répliqua Howards (en sachant fichtrement bien que si, jubila Barron en son for intérieur). Néanmoins, pour que même des gens comme vous puissent comprendre, monsieur Barron, je vais essayer de m’expliquer clairement : Assurer la marche et l’entretien des Hibernateurs coûte déjà une fortune. Mais il y a les recherches sur les procédés de restauration et d’extension de la vie. Pour cela, des milliards doivent être engloutis chaque année, et cela représente un budget si vaste que ni le gouvernement soviétique ni le gouvernement américain ne pourraient y faire face. Pour financer un tel effort, il n’y a qu’un système viable, c’est que chaque candidat à l’Hibernation paie sa place. Si le gouvernement voulait mettre tous ceux qui meurent dans un Hibernateur, cela lui coûterait des dizaines de milliards chaque année et il ferait faillite à brève échéance. La Fondation, en limitant le nombre des candidats et en leur faisant financer les indispensables recherches, a au moins l’avantage de maintenir vivant le vieux rêve de l’immortalité humaine. Cela n’est pas parfait, mais au moins ça fonctionne. Je suis persuadé qu’un homme aussi… intelligent que vous comprend aisément le problème.
Cinq points pour Bennie, concéda mentalement Jack Barron. Théoriquement, l’enculé a raison. Ce n’est pas en donnant à manger aux asticots les quelques privilégiés qui ont pour le moment accès aux Hibernateurs qu’on facilitera les choses pour la masse des autres. La vie a toujours été comme ça. Les plus forts gagnent, les faibles périssent. Mais justement, Bennie. On va voir qui est le plus fort à ce jeu.
— Je ne méconnais pas la réalité économique de la question, dit-il tandis que le téléguide affichait « 2 minutes ». Moi, Jack Barron, trente-huit ans, jouissant d’une bonne santé et en pleine possession de tous mes moyens, j’admets que sur le papier, à coups de dollars et de belles explications, votre Fondation paraît convaincante. J’admets cela, monsieur Howards. Mais est-ce que je serais aussi philosophe si j’étais en train de mourir ? Et vous, monsieur Howards ? Aimeriez-vous mourir misérablement, comme Harold Lopat, sentir la vie vous quitter goutte à goutte pendant qu’un type avec un complet à deux cent cinquante dollars vous explique tranquillement qu’il ne serait pas logique ni financièrement raisonnable de vous donner une chance de revivre un jour ?
À l’étonnement de Barron, Howards parut sincèrement ébranlé. Un nuage de pure folie sembla voiler son regard, ses mâchoires se mirent à trembler, il murmura quelques paroles inintelligibles puis se figea totalement. Le reptile changé en pierre ? Bennie Howards subissant une attaque de conscience ? se demanda Barron. Plus probablement quelque chose qu’il a mangé hier. En tout cas c’est un mauvais présage, se dit-il tandis que le téléguide annonçait : « 90 secondes ».
— Que se passe-t-il, monsieur Howards ? Vous avez du mal à vous identifier à la situation ? dans ce cas, nous allons demander à Mrs Pulaski de vous venir en aide. Madame Pulaski, voudriez-vous tourner la caméra de votre vidphone du côté de votre père et la maintenir sans bouger, s’il vous plaît ?
Sacré Vince, toujours au poste, pensa Barron tandis que le médaillon de Dolorès Pulaski grandissait pour virtuellement occuper toute l’image. Des fragments de murs, de plafond, d’un vase de fleurs dansèrent sur l’écran et le visage flétri du vieillard apparut, un tuyau de plastique collé au front débouchant d’une narine, photo en noir et blanc inclinée à un angle impossible qui donnait l’impression que les yeux clos d’Harold Lopat scrutaient l’image de Benedict Howards dans le quadrant inférieur gauche comme le spectre de la mort penché sur un insecte affolé délogé de dessous une pierre humide. Le téléguide annonça : « 60 secondes ».