Et la voix off de Jack Barron, résonnante, précise comme un scalpel, crispa les traits de Howards en un masque de terreur et de rage :
— Regardez bien, Howards, c’est le visage de la mort que vous voyez. Ce n’est pas cinquante mille dollars à ajouter ou retrancher à votre bilan, c’est un être humain, et il est en train de mourir. Allez-y, regardez-le bien, regardez la douleur et la maladie qui le rongent derrière son masque. Mais ce n’est pas un masque, c’est un visage humain. Un être humain sur le point de s’éteindre à jamais. C’est le sort qui nous attend tous, n’est-ce pas, monsieur Howards ? Vous, moi, tôt ou tard, luttant pour arracher une seule autre bouffée d’air avant que le Néant se referme. Et cinquante mille dollars peuvent faire toute la différence. Qu’y a-t-il d’assez sacré dans cinquante mille dollars pour qu’on puisse acheter la vie d’un homme avec ? Combien de pièces d’argent représentent cinquante mille dollars ? Mille ? Deux mille ? Un jour, la vie d’un homme a été vendue pour trente pièces d’argent, monsieur Howards, seulement trente, et il s’appelait Jésus-Christ. Combien de vies humaines avez-vous dans vos Hibernateurs qui valent plus que la sienne ? Pensez-vous que la vie de qui que ce soit puisse valoir plus cher que celle de Jésus-Christ ?
Et Gelardi étala sur l’écran le visage spectral de Benedict Howards en un pathétique gros plan qui dévoilait chaque aspérité de sa peau, chaque pore grand ouvert, image d’un Carnivore fou de rage impuissante d’être pris au piège, tandis que Jack Barron continuait :
— Chers téléspectateurs, ne quittez pas votre poste car dans quelques instants, juste après ce petit mot de notre sponsor, Benedict Howards nous apportera peut-être quelques réponses.
Jésus à bicyclette ! pensa joyeusement Jack Barron tandis que le commercial passait. Il y a des jours comme ça où je me fais peur à moi-même !
— Ho, là là là là ! s’il veut te parler ! fit la voix de Gelardi à l’interphone quelques secondes après le début du commercial. Il est en pleine crise d’apoplexie.
Dans la cabine de contrôle, Barron le vit sourire, lui faire un signe de son pouce levé et commencer le compte à rebours sur le téléguide avec « 90 secondes » tandis que le visage de Benedict Howards s’encadrait dans le minuscule écran du vidphone n°2, en plein milieu d’une tirade :
— … que je vous avertis ! Personne n’a jamais eu le culot de faire ça à Benedict Howards. Laissez-moi tranquille, espèce d’abruti inconscient, ou je vous fais bannir des ondes et poursuivre pour diffamation publique en moins de temps qu’il n’en faut pour…
— Allez vous faire foutre, Howards ! dit Barron. Et avant de rouvrir votre grande gueule, rappelez-vous que ceci n’est pas une ligne privée. Tout ce que nous disons passe par la régie. (Il lança à Howards un regard qui voulait dire : Ne nous emballons pas, la partie continue quand même, il ne faut pas vendre la mèche.) Vous savez de quoi il retourne, et vous avez soixante secondes environ avant la reprise de l’émission pour me donner une solide raison de vous laisser tranquille. Vous pouvez ravaler vos stupides menaces, elles ne m’impressionnent pas. Je vais vous dire ce qui va se passer pendant la prochaine séquence. Vous allez être mis en pièces, tailladé en petits morceaux, oui, mais je vous épargnerai juste assez vers la fin pour que vous puissiez jeter l’éponge pendant le prochain commercial et sauver ce qui vous restera de peau du cul. À moins que vous ne préfériez être intelligent et accepter mes conditions maintenant. Vous comprenez très bien ce que cela signifie.
— N’essayez pas de me menacer, pauvre clown ! glapit Howards. Foutez-moi la paix ou je raccroche, et quand j’en aurai terminé avec vous vous ne pourrez même pas avoir un emploi de ramasseur de merde dans…
— Vous pouvez y aller, raccrochez, fit Barron tandis que le téléguide indiquait « 30 secondes ». J’ai cinq appels du même genre que le premier – en un peu plus juteux – en réserve pour le reste de l’émission. Je n’ai pas besoin de votre présence pour vous démolir. D’une manière comme d’une autre, je vais vous prouver que ça ne paye pas de s’attaquer à moi, car à moins que vous ne disiez pouce avant le prochain commercial c’en est fini de votre projet de loi, et votre foutue Fondation puera tellement que vous croirez avoir engagé Judas Iscariote comme agent de publicité. Qu’est-ce que vous pensez de ça, mon gros Bennie ?
— Espèce de sale vermine, je vous… (Et Gelardi le coupa juste à temps au moment où le téléguide annonçait :) « Début d’émission ».
Jack Barron sourit à sa propre image qui emplissait le moniteur – yeux de chair contre regard-points-de-phosphore – et se sentit la proie d’une étrange exaltation mentale, une érection psychique. Plus qu’un sentiment d’anticipation pour la partie de poker qui s’annonçait, il éprouva la montée de la sève primordiale, fantôme de joie des Bébés Bolcheviques de Berkeley avant l’action, amplifié électroniquement par cent millions de points de phosphore au sondage Brackett évoqués par son regard en couleurs vivantes, et pour la première fois il sentit qu’il s’en remettait à son système endocrinien pour le reste de l’émission sans s’occuper ni se soucier de ce qui allait suivre.
Gelardi mit Howards dans le quadrant inférieur gauche – Dolorès Pulaski ayant fini son numéro – et Jack Barron commença :
— Eh bien, monsieur Howards, nous voici de nouveau face à nos téléspectateurs, et nous allons parler, pour changer un peu, de votre sujet favori : l’argent. Combien de… « clients » pensez-vous avoir dans vos Hibernateurs, monsieur Howards ?
— Nous avons déjà plus d’un million de personnes dans les Hibernateurs de la Fondation, répondit Howards (et Barron le sentit inquiet, incapable de deviner d’où allait venir l’attaque). Vous voyez donc qu’il n’y a pas qu’un petit groupe de privilégiés qui profitent de nos services. Un million d’immortels en puissance, c’est déjà…
— Vous nous expliquerez cela tout à l’heure, interrompit Barron. Un million, c’est un joli chiffre. Mais continuons notre petite leçon d’arithmétique, voulez-vous ? À combien revient, d’après vous, l’entretien d’un corps dans un Hibernateur pendant une période d’un an ?
— Il m’est difficile de vous citer un chiffre ainsi. Il faudrait tenir compte des frais de mise en condition des corps, des frais d’Hibernation, de l’amortissement des installations, de l’entretien et de l’alimentation des pompes, des salaires, taxes, assurances…
— Nous savons que tout cela est complexe, fit Barron. Mais prenons un chiffre moyen que personne ne pourra réfuter… (Tendons bien nos filets, se dit-il. Le véritable chiffre ne peut pas dépasser trois mille par tête de macchabée, et il le sait sûrement.) Disons… cinq mille dollars par an et par « client » pour couvrir tous les frais. Est-ce raisonnable ? Ou suis-je trop haut ? Je n’ai pas du tout la bosse des chiffres, comme me le répète chaque année mon comptable aux alentours du 15 avril.
— Je suppose que c’est à peu près ça, admit Howards à contrecœur, et Barron vit la peur derrière son regard. (Tu mouilles, Bennie ? Tu voudrais bien avoir une idée de ce qui va te tomber sur la tête, hein ?)
— Pour avoir une place dans un de vos Hibernateurs, il est nécessaire de verser cinquante mille dollars en liquide à la Fondation pour couvrir les frais. Est-ce exact ?
— Cela a déjà été expliqué, murmura Howards, visiblement mal à l’aise.