— Accuseriez-vous la Fondation pour l’immortalité humaine de pratiquer la discrimination raciale ? demande-t-il tandis que les reflets d’obscurité moirée captés par la tablette blanche du fauteuil dansent dans l’ombre de ses yeux à demi baissés, faisant de son visage un masque inquiétant, soudain solennel et sinistre.
— Je ne les accuse pas de danser le jerk sur la voie publique, fait Rufus W. Johnson de sa voix traînante du Sud. Regardez mes cheveux… c’est la seule partie de moi qui soit blanche. J’ai soixante-sept ans, et j’arrive à peu près à la fin de mon unique existence. Être noir au pays des Blancs pour l’éternité, ça ne doit pas être marrant, mais ça vaut tout de même mieux que d’être mort, pas vrai ?
« Donc je prends mon courage à deux mains et je vais trouver ces messieurs de la Fondation pour leur dire : Signez-moi un contrat d’Hibernation. Rufus W. Johnson a décidé de se payer sa part d’éternité.
« Deux semaines passent, et ils commencent à fouiner dans mon entreprise, ma maison, mon compte en banque. Et puis je reçois une lettre bien torchée sur du papier à en-tête d’un kilomètre, tout ça pour me dire : désolé, mon gros pépère, mais vous ne faites pas l’affaire.
« Vous n’avez qu’à faire le compte vous-même, monsieur Jack Barron. Ma maison : elle me coûte 15 000 dollars. J’ai 5 000 dollars à la banque. Et rien que mes camions valent à peu près 50 000. Et Bennie Howards peut avoir tout ça pendant tout le temps que je resterai au frigo. Mais ça n’empêche pas la Fondation pour l’immortalité humaine de déclarer que je n’ai pas assez « de liquidités pour que nous puissions vous offrir un contrat d’Hibernation dans les circonstances actuelles ». Mon argent, que je sache, vaut n’importe quel autre, monsieur Barron. Pensez-vous que ce soit sa couleur qui leur déplaît ? Ou peut-être la couleur de quelque chose d’autre ?
Passage immédiat en gros plan sur le visage concentré, tendu, de Jack Barron le défenseur des faibles, le donneur de coups de pied au cul.
— Eh bien, il semble en effet que vous ayez un problème, monsieur Johnson – si les faits que vous rapportez sont exacts. Et pour sûr, il y a là de quoi mettre en rogne Jack Barron. (Barron fixe sur la caméra un regard de courroux qui contient en puissance mille foudres de représailles.) Et vous, téléspectateurs, qu’est-ce que vous en dites ? Qu’en dit Benedict Howards, qui nous regarde certainement en ce moment ? Sans doute que les puissants qui président à nos destinées auront aussi leur mot à dire. Et à propos de puissants (un sourire de connivence sardonique apparaît brusquement sur le masque féroce de Jack Barron)… il est temps de voir quels sont les problèmes de notre annonceur. Ne quittez surtout pas, monsieur Johnson, et vous non plus, téléspectateurs, car nous nous retrouverons bientôt pour une tranche d’histoire vivante, en direct, juste après ce petit message de quiconque commet en ce moment l’erreur de nous commanditer.
2
Ce soir tu t’es surpassé, Vince, Rital de mon cœur, pensa Jack Barron en voyant son image sur le moniteur géant du studio de télévision laisser place au dernier modèle de chez Chevrolet.
Aussitôt l’antenne rendue, il se dressa au bord de son fauteuil, enfonçant le bouton de l’interphone sur son vidphone n°1.
— On lâche les fauves ce soir, hein, paisan ? Derrière l’épaisse paroi vitrée de la cabine de contrôle, il vit le sourire tranquille et cynique de Vince Gelardi, dont la voix emplit le petit studio :
— Tu veux voir Bennie Howards sur la sellette ?
— Et qui d’autre crois-tu ? répondit Barron en se rejetant en arrière. Tu prendras Teddy Hennering comme numéro deux, avec Luke Greene dans le coin peinard.
Il coupa l’interphone, jeta un coup d’œil à la grille convexe du téléguide qui indiquait « 60 secondes », et concentra son attention pendant le bref instant de pause.
Ce gros futé de Vince lui avait mis ce soir une drôle de patate entre les mains (mais à l’occasion même une patate peut vous brûler les pattes). Chaque semaine avait son contingent d’appels dans le genre ethnico-larmoyant, et la plupart ne passaient probablement pas le cap de la première standardiste de service. Mais rapprochez le dernier sujet de mécontentement à la mode (la Fondation cette fois-ci) du débat sur l’Hibernation en préparation au Capitole, et vous avez un problème explosif sur les bras (… si tu es blanc tu vis éternellement… Je me demande si c’est Malcolm Shabazz et compagnie qui répandent cela ?). Trop explosif même, à mon goût, avec les deux types à Howards en place à la F.C.C. J’aurais intérêt à ne pas faire trop de vagues dans ce secteur et Vince devrait le savoir, il est payé pour ça et ce n’est pas pour autre chose que je l’ai mis à la tête de la régie.
Et puis merde, se dit Barron tandis que le téléguide indiquait « 30 secondes », Vince y a sûrement pensé, mais il faut lui rendre justice, il a vu plus loin que le bout de son nez et s’est rendu compte que ça ne pouvait pas embêter Howards, parce que la Fondation ne refuserait jamais de congeler un Noir s’il disposait de 50 000 dollars en argent liquide (liquide, c’est là la clé, pas une vieille maison croulante des camions déglingués – mais des obligations titres négociables pouvoir négociable). La Fondation a déjà assez de mal avec les républicains, la C.J.C., Malcolm Shabazz et compagnie, pour s’attirer encore des emmerdements sur le plan racial. La Fondation ne connaît qu’une couleur : celle de l’argent. Howards a beau être cinglé, il ne l’est tout de même pas à ce point. Ouais, Vince a vu ça tout de suite, Rufus W. Johnson monté à bloc, le reste du pays la langue pendante, conditionné par le prochain débat au Congrès, excellent show-business sans danger à l’usage des foules, même Howards y trouve son compte avec la publicité gratuite que ça lui fait. Et Barron vit les quarante minutes à venir, vit Howards sur la sellette, bronchant sous les coups, assez pour faire des vagues mais pas pour déchaîner la tempête parce que sous l’angle racial (et c’est bien le seul) la Fondation n’a rien à se reprocher. Chacun marque des points. Howards place ses salades sur la Fondation, et les Masses sacro-saintes placent Jack Barron au pinacle de la profession des amuseurs, votre serviteur est sacré champion à l’issue d’un combat bidon où personne n’a été touché assez dur pour avoir réellement envie de mordre. On ne peut pas dire, le vieux Vince connaît son affaire !
Des lettres se formèrent sur l’écran du téléguide : « Liaison établie Complexe Rocheuses », puis « Greene en ligne, Teddy H ? » suivi aussitôt de « Début d’émission ». Et Barron vit son propre visage et ses épaules sur le grand moniteur au-dessus du téléguide, vit l’image de Rufus W. Johnson gris sur gris dans le quadrant inférieur gauche du moniteur et sur l’écran du vidphone n°1 ; visage de secrétaire pincée, à la bouche en cul de poule, beau morceau, sur écran du vidphone n°2, et en avant pour le départ du Grand prix, se dit Jack Barron.
— Eh bien, monsieur Johnson (pauvre conard), fait Jack Barron. Nous voici de nouveau sur les ondes, vous êtes en ce moment en ligne avec Jack Barron et avec cent millions de téléspectateurs à travers les États-Unis tout entiers, en liaison directe également avec le quartier général de la Fondation pour l’immortalité humaine, le Complexe d’Hibernation des montagnes Rocheuses qui se trouve situé quelque part dans les environs de Boulder, Colorado. Et nous allons savoir dans quelques instants en direct si oui ou non la Fondation pratique la ségrégation dans l’au-delà en le demandant sans détours à la personne intéressée, le Président-directeur général de la Fondation pour l’immortalité humaine, le Conservateur de sépultures en chef, notre ami à tous, Benedict Howards.