Barron prit la communication sur son vidphone n°2, vit l’image de la secrétaire à la bouche en cul de poule (mmm… ces lèvres) apparaître au-dessous de lui (juste la position idéale) dans le quadrant inférieur du moniteur, lui fit un sourire traîtreusement séducteur (œil d’acier dans un gant de velours) et dit :
— Ici Jack Barron qui voudrait parler à Mr Benedict Howards. Cent millions d’Américains sont ravis de contempler en ce moment votre ravissant minois, ma beauté, mais c’est surtout celui de Bennie Howards qu’ils voudraient voir sur l’écran. Alors passez-moi le patron. (Il haussa les épaules avec un sourire :) Pour ce qui est du reste, ma jolie, vous pouvez laisser votre numéro strictement personnel à mon régisseur, Vince Gelardi. (Après tout, qui sait ?)
La secrétaire accueillit son sourire avec des yeux aussi ronds qu’un lémurien, puis répondit de sa voix la plus professionnelle :
— Mr Howards vole en ce moment à bord d’un avion privé vers le Canada où il prendra quelques jours de vacances. Il ne peut être joint par aucun moyen. Désirez-vous parler à notre Directeur financier, Mr De Silva ? Ou bien…
— Ici Jack Barron, de l’émission Bug Jack Barron, qui demande à parler à Benedict Howards, l’interrompit Barron. (Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?) Pour le cas où vous n’auriez pas de poste de télévision chez vous, je vous signale que je suis en ligne avec Mr Rufus W. Johnson qui a sérieusement à se plaindre de la Fondation, que nous sommes très embêtés, cent millions d’Américains et moi, et que nous voulons parler à Bennie Howards, pas à un de ses sous-fifres. Aussi je suggère que vous bougiez ce qui fait le fondement admirable et incontesté de votre personne et que vous nous mettiez sans tarder en communication avec votre patron, ou je vais être forcé pour tâcher de faire la lumière sur l’accusation lancée par Mr Johnson de m’adresser à des gens qui n’ont pas forcément les mêmes vues sur certains problèmes que la Fondation pour l’immortalité humaine. C’est pigé, mignonne ?
— Je regrette, monsieur Barron, mais Mr Howards se trouve en ce moment à plusieurs centaines de kilomètres du plus proche vidphone. Mr De Silva, le Dr Bruce ou Mr Yarborough sont parfaitement au courant de tout ce qui concerne la Fondation et répondront volontiers aux questions que vous leur poserez.
Elle fait son petit numéro, se dit Barron. Elle se fiche pas mal de savoir par quel bout me prendre (je lui ferais bien une démonstration). Elle récite tout bonnement les instructions de Howards. L’enfoiré, je vais lui montrer à quoi on s’expose en se dérobant à Jack Barron. Ça lui servira de leçon. Et instantanément, le reste de l’émission s’imposa à lui : d’abord, asticoter le porte-coton de Bennie Howards (il n’y en a pas deux comme ce Yarborough pour mettre les pieds dans le plat quand il faut) ; puis commercial n°2 ; puis quelques passes avec Luke, commercial n°3, et enfin dix minutes avec Ted Hennering pour relâcher un peu la tension et au revoir tout le monde allez vous faire foutre.
— D’accord, répondit Barron avec un sourire en coin. S’il est impossible de faire autrement, nous jouerons le jeu de Bennie. Passez-moi John Yarborough.
Il croisa les jambes, pour donner l’ordre à Gelardi de couper sur le moniteur l’image de la secrétaire, et quand il eut actionné à deux reprises la pédale sous son pied gauche l’écran se partagea verticalement en deux, Johnson d’un côté et lui de l’autre. Il sourit méchamment à la caméra, faisant délibérément monter la pression dans ses artères.
— J’espère au moins, reprit-il, qu’il fera de bonnes prises au bord de son lac et je suis sûr que nos amis téléspectateurs souhaitent de tout cœur avec moi que Mr Benedict Howards, trop occupé pour venir nous parler, ait beaucoup, beaucoup de chance, car là-bas il va en avoir besoin, n’est-ce pas ?
Le téléguide annonça : « Liaison établie avec Luke, Teddy. » On va voir, se dit Barron. Je montrerai à Mr Benedict Howards qu’on ne se fiche pas impunément de Jack Barron. Et ce soir ils vont en avoir pour leur argent.
— Eh bien, monsieur Johnson, dit-il, nous aussi nous allons à la chasse. Libre à Mr Howards de traquer l’orignal s’il le veut, nous c’est la vérité que nous allons traquer.
— Qui est ce Mr Yarborough ? demanda Rufus W. Johnson.
— John Yarborough est le chef des Relations publiques de la Fondation. Le public c’est nous, et nous n’allons pas tarder à savoir sur quel pied nos relations vont s’établir.
Sur l’écran n°2 de Barron apparut un homme au teint bistre et au crâne dégarni. Barron actionna sa pédale, et le côté gauche du moniteur se partagea aussitôt entre Johnson (en haut) et Yarborough (en bas) tandis que Jack Barron soi-même, deux fois leur taille en couleurs vivantes, les dominait sur le côté droit.
— Et voici à présent Mr John Yarborough, poursuivit Barron. Monsieur Yarborough, j’aimerais vous présenter Mr Rufus W. Johnson. Mr Johnson, comme vous pouvez le constater, est un Noir. Il y a quelques instants, il a déclaré publiquement que la Fondation lui a refusé un contrat d’Hibernation (mollo pour commencer, Jack, baby). Monsieur Yarborough, cent millions d’Américains voudraient connaître la vérité. Est-il exact que la Fondation pour l’immortalité humaine, qui de par sa charte publique jouit d’une exonération fiscale, a refusé son droit à l’immortalité à un citoyen américain simplement parce que ce citoyen se trouve avoir la peau noire ? (Est-ce que vous battez toujours votre femme, monsieur Yarborough ?)
— Je suis sûr qu’il y a là un malentendu que nous pourrons aisément dissiper, répondit doucement Yarborough. Comme vous le savez…
— Je ne sais rien du tout, monsieur Yarborough, trancha Barron. Rien d’autre que ce qu’on me dit. Je ne fais pas davantage confiance au bla-bla-bla de la télévision. Ce que je sais, toutefois, et cent millions d’Américains l’ont entendu comme moi, c’est ce que nous a dit Mr Johnson. Monsieur Johnson, avez-vous sollicité un contrat d’Hibernation ?
— Oui, Jack.
— Avez-vous accepté de transférer votre capital à la Fondation le jour de votre mort clinique ?
— Oui.
— Ce capital excédait-il 50 000 dollars ?
— Largement soixante ou soixante-dix mille.
— Et a-t-on opposé un refus à votre demande, monsieur Johnson ?
— Sûr et certain.
Barron marqua une pause, fit un sourire grimaçant et pencha la tête en avant pour capter dans ses yeux les reflets inquiétants du fond noir sur la tablette blanche.
— Et il est facile de constater que vous êtes un Noir, n’est-ce pas, monsieur Johnson ? Monsieur Yarborough, vous disiez tout à l’heure quelque chose à propos d’un malentendu qui pourra être dissipé facilement ? Supposons que vous expliquiez au public la raison pour laquelle Mr Johnson s’est vu refuser un contrat d’Hibernation ?
À toi de te dépêtrer de là mon bonhomme, pensa Barron en appuyant sur la pédale à trois reprises pour demander un commercial dans trois minutes (juste le temps de l’enfoncer encore un peu).
— Mais c’est extrêmement simple, répondit d’une voix posée Yarborough, que Gelardi venait de mettre au banc des accusés en l’écrasant visuellement par l’image en couleurs de Barron (sur fond noir aux ombres changeantes) qui envahissait maintenant les trois quarts restants de l’écran.
« À longue échéance, le but fondamental de la Fondation est de financer les recherches qui doivent aboutir à l’immortalité pour tous les hommes. Cela demande beaucoup d’argent. Plus notre budget de recherches est élevé, plus vite nous trouverons la solution. Or la Fondation pour l’immortalité humaine ne tire son capital que d’une seule et unique source : son programme d’Hibernation. Il consiste à congeler les corps d’un nombre limité d’Américains et à les conserver dans de l’hélium liquide après leur mort clinique jusqu’au jour où les recherches scientifiques, effectuées par la Fondation naturellement, nous apporteront la réponse aux…