Comme s’il devinait ses pensées, Luke éclata du rire irritant de deux copains qui se retrouvent bruyamment, après avoir tiré un coup, sur le trottoir d’un bordel de bas étage. Sans retirer sa main de l’épaule de Jack Barron, il le conduisit vers la Cadillac officielle en sifflant, horriblement faux, « Gloire au Grand chef », et en balançant la tête de droite à gauche.
Bah, je me suis fait baiser comme un débutant, pensa Barron tandis qu’un larbin lui tenait la portière. Mais par une espèce de donquichottisme, il ne retira ses lunettes noires qu’une fois qu’il fut assis à l’intérieur.
— Et maintenant, Lothar, j’attends que tu m’expliques, fit Barron tandis que la voiture commençait à rouler, les isolant dans son univers irréel, climatisé et aseptisé, des quartiers sordides de bidonvilles qui défilaient sitôt quittée l’aérogare flamboyante.
Luke le mesura de ses grands yeux froids et rusés :
— Je t’avais prévenu, n’est-ce pas ? Je m’en vais jouer avec ta tête jusqu’à ce que tu acceptes de devenir candidat à la Présidence. Ce n’est pas plus compliqué que ça, Clive. Nous avons besoin de toi, et tu nous aideras.
— Et c’est tout ? fit Barron agacé mais obligé d’admirer malgré lui l’honnêteté amorale et sans complexe de Luke. Que je n’aie aucune qualification pour être président, tu t’en fiches ?
— J’ai dit que nous avions besoin que tu sois candidat, fit Luke tandis que la voiture continuait à traverser les plus infâmes quartiers de taudis que Barron eût jamais contemplés : baraques en planches grises grossièrement rafistolées avec des panneaux de Coca-Cola, fenêtres de guingois à la Dali, montagnes d’immondices dans les rues sans trottoirs, apaches noirs à l’œil terne, voyous désœuvrés, prostituées de quatorze ans sans espoir, junkies hochant la tête au milieu de vieux tas de ferraille, toutes choses qui faisaient ressembler Harlem, Watts, Bedford-Stuyvesant, à autant de paradis relatifs. Immense plaie de lèpre qui s’étalait sur le fond de culotte à cinquante dollars de l’Amérique honteuse, documentaire porno désespéré défilant en couleurs vivantes à travers les vitres-écrans de télé de la Cadillac.
— Il nous faut quelqu’un qui soit en mesure de mener une campagne solide, disait Luke pendant que Barron contemplait les mains grises qui s’agitaient sur le passage du véhicule officiel, les visages hagards animés d’un semblant d’espoir, les badges épinglés à des haillons qui disaient : « Bug Jack Barron » et « Le Caucasien Noir ».
« Et ce quelqu’un c’est toi, mon vieux. Ne me raconte pas que ça ne te dit rien d’être candidat, parce que j’ai bien vu tout à l’heure ce que ça te faisait. Tu y as repris goût, hein, Claude ! Avoue-le. Comme au bon vieux temps ? (Et Luke le regarda de ses yeux sardoniques et rieurs de fourgueur de came.)
Oui, un fourgueur, voilà ce que tu es devenu, mon pauvre Luke, songea Barron. Un fourgueur de pouvoir qui vendrait sa came à sa propre grand-mère pour nourrir la guenon qu’il porte sur le dos.
— J’en ai senti l’odeur, peut-être, Luke, rien ne vaut un junkie repenti pour flairer l’odeur de la drogue, mais pas question de me faire repiquer au truc, ni maintenant ni jamais. « Allons, juste une fois pour me faire plaisir, en l’honneur du bon vieux temps, c’est inoffensif et ça ne te coûtera rien »… Désolé, mais très peu pour moi, j’ai déjà passé trop d’années à me désintoxiquer de cette drogue-là. C’est vrai que ça vous en fiche un coup de voir les gens scander votre nom et boire vos paroles comme si c’était du lait ; c’est une sensation qui vaut son pesant de came. L’ennui, c’est qu’on n’en a jamais assez, on en veut davantage et encore davantage, et la guenon grossit, grossit, jusqu’à ce qu’elle vous bouffe tout cru. Alors on oublie ce qu’on s’était juré de faire au départ. On devient insensible, on cesse de s’intéresser aux gens pour les aider, et on se met à les manipuler. Non, crois-moi, je te laisse ta politique, moi je garde le show-business. Au moins, on ne s’y salit pas les mains.
La voiture s’engageait maintenant dans une artère plus large, la Lenox Avenue des bidonvilles d’Evers encombrée de boutiques de brocanteurs prêteurs sur gages étals de bouchers en plein air entourés d’un essaim de mouches vertes désœuvrés errant interminablement d’un bar à l’autre. Sur les trottoirs écrasés d’ennui des groupes se formaient et se déformaient spontanément sur leur passage, agitant des lunettes noires et des badges, hurlant leur slogan assourdi par les vitres levées de la Cadillac : « Le Cau-ca-sien Noir ! Le Cau-ca-sien Noir ! »
— Écoute-les, lui dit Luke. Écoute-les crier ton nom. C’est toi qu’ils veulent, Jack. Ils sont des millions à se tourner vers toi, et tu n’as qu’un seul mot à dire pour qu’ils te suivent.
Barron perçut l’intonation d’envie qui était dans la voix de Luke. C’était son peuple à lui, mais ils l’avaient hissé aussi haut qu’un Noir peut aller. La guenon continue de grossir, hein, Luke, mais il n’y a plus de quoi lui donner à manger. Alors on demande au Cauc Jack Barron de prendre la relève.
Un peu plus loin devant eux, comme délimité par un invisible écran au Gardol contre la carie dentaire, le quartier des taudis finissait abruptement, faisant place à une immense pelouse stérilisée au-delà de laquelle Barron aperçut, se dressant vers le ciel, un groupe de bâtiments appartenant vraiment à l’Ère spatiale : La Capitale… Résidence du Gouvernement, immeubles administratifs des bureaucrates noirs des Bébés Bolcheviques, formes nettes et élancées à l’usage des parasites du pouvoir. Terre promise enrobée de polyéthylène, resplendissant de l’autre côté d’un Jourdain invisible, un Jourdain de vingt mille kilomètres de large et d’une profondeur égale au double du temps.
Du fond de lui les mots firent éruption, du fond des rues moroses de cent petites villes du Sud, rues de Berkeley de Jack et Sara rêves de chevaliers à l’armure électrique isolée :
— Tu devrais plutôt regarder ce qui t’entoure, Luke, pour changer ! Regarde tous ces édifices qui ont dû coûter je ne sais combien… cette résidence-plantation du Gouverneur-bwana… ton costard à deux cents dollars, ta Cadillac et tes larbins en uniforme. Toi et tes boys vous avez réussi comme des grands chefs, hein ? (Il le força presque à tourner la tête pour contempler par la lunette arrière les sordides taudis qu’ils laissaient rapidement derrière eux :) Quand es-tu venu pour la dernière fois marcher dans ces rues sans escorte ? Et c’est moi qui ai oublié tout ce que j’étais ? Toi aussi tu en faisais partie, Luke, rappelle-toi. Ou manquerais-tu de couilles à ce point que tu préfères ne pas te rappeler ? C’est de là que viennent tous ces beaux buildings. Des jouets rutilants édifiés sur un gros tas de merde ! Mais tu es au-dessus de ça à présent, tu n’as plus besoin de sentir l’odeur de la merde. Une ou deux bouffées de ta drogue-pouvoir, et tu ne sais même plus qu’elle est là qui te pue au nez. Regarde ces édifices devant toi, et ce dépotoir derrière toi, et tu sauras exactement ce que c’est que le jeu de la politique – une belle façade bien brillante, et le reste bâti sur la merde. Regarde un peu quand tu seras à jeun et que le vent aura tourné : tu verras que tu n’es heureux dans ta plantation que parce que ces pauvres types sont coincés sur leur tas de fumier qui empeste. La politique ! Tu peux l’envelopper dans du coton, mais ce n’est pas ça qui l’empêchera de puer !
Greene tourna son visage vers lui, et Barron sentit le remords et la honte émousser en lui des années de colère viscérale rentrée. Il se sentit plus près qu’il ne l’avait jamais été de cet homme noir qui était son ami, qui s’était tenu à côté de lui dans les rues du danger, qui avait baisé Sara avant lui, et qui se cognait infatigablement la tête contre des murs blancs qui avaient dix millions d’années d’épaisseur, sachant qu’il était un Nègre, et qu’il y avait des limites au-delà desquelles il ne pourrait jamais aller, sachant qu’il était un camé de pouvoir, sachant ce qu’il était et pourquoi il était devenu ainsi, mais qui restait un homme, un homme un point c’est tout.